Où finit le diagnostic et où commence le pronostic?

Il est essentiel de comprendre la situation de celui que l’on veut accompagner… à condition de ne pas l’enfermer dans ce que l’on croit comprendre de lui. 
Le diagnostic social est au cœur de toute démarche professionnelle. Face à une problématique individuelle ou collective, d’abord viennent l’écoute et l’observation attentives ; puis l’identification tant des difficultés existantes, que des compétences disponibles ; enfin des pistes d’accompagnement construites en étroite collaboration avec la personne concernée, à partir des hypothèses de compréhension. Quoi de plus logique et de plus légitime que d’établir un tel plan d’action ? Et pourtant, cette démarche qui cultive une ambition initiale d’ouverture sur l’ensemble des possibles comporte en elle-même le risque de se transformer en enfermement. C’est le cas quand le diagnostic emprisonne l’usager dans un pronostic qui apparaît peu ou prou comme inéluctable. Quand l’évaluation instrumentalise la problématique à travers une lecture unique, au lieu de l’étudier dans ses dimensions multifactorielles. Quand la compréhension des symptômes se traduit par une prise en otage des signes apparents par une idéologie qui impose une vision globalisante et totalitaire de la réalité. Ces dérives, toutes les écoles de pensée en ont pris conscience et ont forgé des concepts pour les identifier.
 

De la prophétie auto réalisatrice…

L’audience judiciaire a fait le pari pour cette famille d’une Aide éducative en milieu ouvert. Pourtant, les préconisations du signalement transmis au juge des enfants allaient dans le sens d’un placement de l’enfant. L’éducatrice référente du service désigné pour exécuter la mesure s’est imprégnée des analyses contenues dans les quinze pages détaillées du rapport fournissant une évaluation fine et particulièrement élaborée de la problématique. L’intervention a été mûrement réfléchie en équipe qui reste dubitative quant à la réussite de l’accompagnement. Quand la professionnelle fait la connaissance de la famille, elle va être confrontée au risque de ne retenir que les éléments venant alimenter la grille de lecture établie préalablement et de ne trouver que ce qu’elle est venue chercher : la confirmation de l’évaluation initiale. Elle pourrait être un peu plus attentive au potentiel familial, en connaissant les mécanismes de la « prophétie auto réalisatrice » mise à jour en 1928, par le sociologue William Isaac Thomas qui affirmait : « si les hommes définissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences ». En 1942, le sociologue Robert K. Merton reprenant à son compte ce qu’il nommera le « théorème de Thomas » le complète, expliquant la dérive d’« une définition fausse de la situation qui provoque un comportement qui fait que cette définition initialement fausse devient vraie ». C’est non seulement les conséquences, mais la vision de la réalité qui se trouvent alors validées, dès lors on y attache une forte croyance. Aborder une situation, à partir d’une hypothèse unique, c’est prendre le risque de la confirmer, en ne retenant de la réalité dont on est témoin que ce qui vient la justifier. Mais, bien sûr, la plupart des professionnels savent se garder d’une telle méprise. Voire.
 

… à l’effet Rosenthal

Une synthèse confronte des intervenants n’ayant pas le même vécu dans la relation avec cette famille qui se montre agressive et querelleuse avec les uns, conciliante et attentive avec les autres. Les premiers se plaignent de l’hostilité de la famille, quant les autres constatent sa bienveillance. Le concept de « clivage » conçu par la psychanalyste Mélanie Klein vient à propos expliquer que certains professionnels ont été investis comme de « bons objets », quand d’autres sont rejetés comme de « mauvais objets ». Bien vu ! Mais, peut-on simplement renvoyer la responsabilité de cette situation à cette famille ? En 1968, Robert Rosenthal et Lenore Jacobson font passer un test d’intelligence à tous les enfants de l’école primaire d’Oak School, dans la région de San Francisco. Ils présentent leur recherche comme devant détecter les capacités de progression. Ils amplifient en secret les résultats de cinq élèves au hasard, les désignant aux enseignants comme dotés d’un « haut potentiel ». Repassant le même test en fin d’année, ils constatent que ce groupe « d’élite » a effectivement progressé de façon spectaculaire. L’attitude encourageante et bienveillante des enseignants semble avoir pesé non seulement sur leur façon de percevoir ces cinq élèves, mais aussi sur les résultats de ces derniers. C’est l’effet Pygmalion qui a repris le nom de ce héros de la mythologie grecque qui, tombant amoureux de Galatée, la statue qu’il avait sculptée, obtint de la déesse Aphrodite de lui donner vie. Les postures défiantes ou plus indulgentes des professionnels auraient-ils pesé sur le comportement de cette famille ? Hypothèse farfelue, bien entendu : les intervenants sont trop expérimentés pour tomber dans ce piège. Quoique !
 

En passant par la psychanalyse

Madame Martin, juge des enfants, est réputée pour refuser de retirer les bébés à leur maman, même quand celle-ci se montre dangereuse. Rien d’étonnant à cela : elle vient elle-même d’accoucher d’une magnifique petite fille, aujourd’hui âgée de dix mois. C’est plus fort qu’elle : elle veut donner leur chance à ces mamans, et ce malgré les rapports alarmistes des services sociaux. La psychanalyse a forgé deux concepts permettant de comprendre cette attitude. Le premier mécanisme est celui de la projection. C’est l’opération par laquelle le sujet localise chez une personne tierce des qualités et des défauts, des sentiments et des désirs qui lui appartiennent à lui, sans être forcément chez l’autre. Madame Martin est-elle l’otage d’une projection qui va de sa propre situation à celle de ces mamans en détresse ? Elle sait combien la maternité l’a personnellement bousculée. Mais, elle a réussi à surmonter cette épreuve. Pourquoi ces mères n’y arriveraient-elles pas, elles aussi ? L’autre concept est l'identification, processus par lequel une personne assimile de façon provisoire ou permanente un trait ou un attribut, partiel ou total, d'une autre personne. Madame Martin est-elle prisonnière de l’identification, mouvement inverse qui va de l’autre vers soi. Elle fait sienne la détresse de ces femmes à qui ont retire leur bébé, ressentant leur angoisse. Qu’elle fonctionne par projection ou par identification, il lui sera difficile de prononcer une mesure de placement. Elle désignera un service pour assurer un suivi à domicile de ces bébés. Mais, bien sûr, les travailleurs sociaux sont formés pour éviter de telles dérives. Encore que.
 

Faut-il renoncer au diagnostic ?

Bien d’autres concepts proches ont été forgés par les neurosciences (biais cognitifs),  l’analyse transactionnelle (méconnaissances) ou la médecine (placebo) qui auraient tout aussi bien pu être décrits ici. L’épistémologie constructiviste affirme que le Réel n’existe pas en soi : ce sur quoi porte une connaissance donnée ne préexiste pas à l’observation que l’on en fait. Ce que nous percevons est intimement dépendant du regard que l’on porte. Aucun acteur ne pouvant être ni neutre ni objectif, notre manière de considérer le réel influence notre vision, nos intentions implicites ou explicites guidant la façon dont nous construisons notre interprétation. Personne n’est à l’abri d’un diagnostic enfermant la personne accompagnée dans des présupposés, des préjugés et des analyses limitant la complexité à une explication réductrice. S’il est incontournable d’élaborer un diagnostic, celui-ci doit toujours être considéré comme une construction structurée à un moment donné et fondé sur des hypothèses fragiles. Les pistes de travail envisagées doivent se montrer souples, adaptables et réversibles. Mais, forcément, c’est ce que nous faisons tous en permanence. En est-on vraiment sûr ?
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1222 ■ 22/02/2018