La parole aux scientifiques

Ils sont venus, ils sont tous là (1). Ces universitaires qui se sont déplacés des quatre coins de la France, mais aussi d’Algérie, de Belgique, de Finlande, du Mali, du Québec, de Suisse ou de Tunisie pour point commun d’avoir mené des recherches sur le décrochage scolaire. La cinquantaine de communications qu’ils ont proposées pendant trois jours apportent un éclairage distancié sous un angle à chaque fois spécifique. En voilà un florilège.


Le programme international pour le suivi des acquis (PISA) mesure tous les trois ans les performances scolaires des élèves de 15 ans dans les 34 pays participants. Le questionnaire 2015 proposait un questionnement sur l’absentéisme scolaire. Ariane Baye et Christian Monsieur (Université de Liège) ont analysé ces données. De leur étude, il ressort un constat singulier. Le fait d’être issu d’un milieu défavorisé accroît substantiellement le risque de fréquenter un établissement peu performant, concentrant des élèves en difficulté. Plus l’élève est confronté à des pairs s’absentant eux-mêmes, plus il va être tenté de le faire. Ce mimétisme pose inévitablement la question des politiques adéquates permettant à l’école de devenir un lieu d’affiliation positive et non de relégation. Autre facteur de décrochage, la lassitude ressentie en classe face aux apprentissages. Certaines études démontrent que 50 à 70 % des élèves décrocheurs s’ennuient en classe. Karine Gaujour (Université de haute Alsace) a interrogé 1.006 d’entre eux fréquentant une seconde générale, technologique et professionnelle : 23 % affirment s’ennuyer souvent et très souvent en classe, le montrant à leur enseignant en espérant le faire réagir. Mais, 37 % font semblant de s’intéresser, pour ne pas lui faire de peine ou de peur d’être mal noté si cela se voit. L’ennui est traditionnellement attribué à des raisons pédagogiques (classe hétérogène, effectifs trop nombreux...) ou propres aux élèves (fatigue, désintérêt, problèmes familiaux...), sans que jamais les profs ne s’en sentent responsables. Alors que pour les élèves, ce sont bien eux qui sont en cause à travers la routine de leurs exercices et leur peu de capacités à transmettre leur passion. Ce n’est donc pas les aptitudes cognitives des élèves qui posent problème, mais bien la perte du sens donné aux apprentissages et la faible motivation à s’y investir. Si les bons élèves acceptent l’ennui comme condition incontournable de leur réussite scolaire, ce n’est pas le cas des élèves en difficulté. Karine Gaujour ne plaide pas pour l’abandon de la pédagogie de l’effort, mais pour son articulation avec celle du plaisir et la nécessité d’apprendre aux élèves à gérer les contraintes et l’ennui.

Les causes liées au genre ou au territoire

20% des garçons sortent du système scolaire sans diplôme contre 10% des filles. Pierre-Yves Bernard et Christophe Michaut (Université de Nantes) ont réalisé une enquête auprès de 2.945 jeunes en situation de décrochage (dont 42 % de filles), identifiant ainsi 22 motifs, depuis le rejet de l’école (jugée inintéressante, pas utile, trop difficile, injuste …) jusqu’aux problèmes personnels (peur d’échouer, santé, grossesse…), en passant par une carence de l’entourage (pas de ressources suffisantes, pas d’aide, ni d’encouragement…). L’analyse des raisons avancées permet de constituer deux pôles d’argumentation qui dominent selon le genre. Les filles expliquent plus fréquemment leur rupture scolaire par des facteurs ne mettant pas en cause l’institution scolaire : problèmes personnels, peur de l’échec, difficultés relationnelles avec les autres élèves. Elles manifestent ainsi un moindre rejet de l’école, malgré leurs difficultés. Ce qui explique qu’elles raccrochent plus facilement des dispositifs de remédiation par la suite. Pour autant, beaucoup d’entre elles se retirent du marché du travail, l’inactivité chez les parents ou dans le couple étant vue comme une solution de repli socialement acceptable. Chez les garçons, c’est le rejet de l’institution scolaire qui prime. Ils affirment leur choix en opposition à la norme scolaire – l’école est inutile – et à l’autorité des enseignants. Conséquences des phénomènes de discrimination et de ségrégation selon le genre, ils s’insèreront plus facilement sur le marché du travail, malgré l’absence de qualification. Si le décrochage prend une une couleur sexuée spécifique, les délais nécessaires pour accéder aux différents lieux de scolarisation jouent aussi un rôle. Patrice Caro, Agnès Checcaglini et Arnaud Lepetit (Université de Caen) ont accompli un travail de Titan, en traitant des données géo localisées couvrant l’ensemble du territoire français métropolitain permettant de mesurer les délais de parcours entre établissements et résidence familiale. Le croisement de ces données avec la proportion de jeunes en situation de décrochage a permis d’établir une corrélation indéniable. Les élèves décrocheurs sont les plus sensibles aux inégalités dans les temps de transport quotidien qui créent des conditions de scolarité inégales. Quand on n’est pas motivé pour aller au collège, les contraintes spatio-temporelles obligeant à se lever plus tôt pour prendre un car mettant 45 minutes pour s’y rendre ne sont pas là pour encourager à le faire. Se posent donc pour les pouvoirs publics des choix qui pèsent sur la vie des populations en général et sur la problématique du décrochage en particulier : l’aménagement du territoire doit-elle rapprocher les services des populations ou faciliter les moyens de transports ? Un autre facteur spatial peut s’avérer déterminant dans le choix de quitter ou non l’école et ensuite de reprendre ou non une formation : c’est la zone d’emploi dans laquelle le jeune décrocheur évolue. Vanessa Di Paola et Stéphane Moullet (Aix Marseille université) ont ainsi pu établir combien la norme sociale du secteur d’habitation favorise la poursuite d’étude quand la perspective d’emploi est encourageante, le taux de décrochage étant alors au plus bas. Au contraire, quand le chômage juvénile est important, le rendement de l’investissement scolaire se trouve dévalorisé, encourageant le décrochage. Résultat contre-intuitif mettant en évidence que ce n’est pas le peu d’attractivité du marché du travail qui incite à poursuivre sa scolarité, mais
au contraire l’ampleur de ce qu’il peut proposer.

Des situations hétérogènes

Agir face au décrochage ne prend pas les mêmes formes selon l’origine géographique et sociale des élèves concernés. C’est en tout cas ce que démontrent deux études. L’enquête, tout d’abord, menée par Pierre-Yves Bernard et François Burban (Université de Nantes) comparant les deux académies des Pays de Loire et d’Amiens, auprès de 7.293 jeunes décrocheurs des deux régions. Alors même que la première est proportionnellement moins impactée par cette problématique que la seconde, les élèves en rupture de scolarité y sont quatre fois plus nombreux à avoir été contactés pour se voir proposer une solution de remédiation. Explication possible : l’Académie des Pays de Loire a développé une culture d’articulation entre l’Éducation nationale et l’enseignement privé et agricole, les Centres de formation des apprentis, ainsi que les Missions locale. Alors que l’Éducation nationale de l’Académie d’Amiens est apparue bien plus centrée sur elle-même, développant une moindre collaboration partenariale. Et les chercheurs d’évoquer un « effet Mathieu », ce mécanisme décrit par Robert K. Merton selon lequel les plus favorisés tendent à accroître leur avantage sur les autres (« Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas on ôtera même ce qu'il a. » Évangile selon Saint Mathieu). La seconde étude, menée par Joël Zaffran (Université de Bordeaux), décrit l’existence de deux dispositifs de raccrochage se distinguant clairement : le premier favorise des formations professionnalisantes accompagnant une insertion rapide à l’emploi, par une remise à niveau et des stages en entreprise. C’est ce que proposent par exemple les « écoles de le seconde chance » ou les EPIDE. Le second dispositif offre la possibilité de préparer les épreuves du BAC : ce sont les structures de retour à l’école (SRE), à l’image des micro lycées. Le chercheur démontre que l’accès à ces dispositifs reproduit les inégalités sociales déjà présentes à l’école. La formation d’accès à l’emploi accueille, pour l’essentiel, les plus démunis socialement qui seront destinés à occuper les postes les plus précaires et pénibles. Alors que le second –« retour à l’école »- reste le privilège des catégories sociales aisées. Les propriétés sociales des jeunes sans diplôme pèsent donc bien plus lourd que leur passé scolaire sur leur parcours et le recours qu’ils entament après leur décrochage. Mais, la gestion du décrochage scolaire n’est pas liée uniquement à la diversité des postures institutionnelle de l’Éducation nationale, selon les académies. Elle dépend aussi de la façon dont l’élève réagit face l’arrêt de sa scolarisation. C’est sur cette dimension qu’Antoine Querrec (Université Paris 1) a travaillé à travers l’enquête ethnographique qu’il a menée auprès de jeunes résidant sur le quartier du Val Fourré à Mantes La Jolie. L’échantillon interrogé se répartit en deux groupes. Le premier groupe d’élèves subit la rupture scolaire comme un moment inattendu et imprévisible, survenant à la suite d’une bagarre entre pairs ou une agression contre un personnel. Même si le décalage existait entre les normes scolaires et la banalisation de ses pratiques, il n’y a pas eu d’anticipation, parce que ses comportements respectaient les limites du cadre institutionnel et lui permettaient d’envisager la continuité de ses études. Non étiquetés, ils ne s’attendaient pas à les interrompre si brusquement. C’est tout le contraire pour les élèves du deuxième groupe qui se sont inscrits parfois depuis l’école primaire dans le rôle du perturbateur. Habitués aux sanctions, ils avaient investi des activités culturelles ou des trafics divers bien avant que n’intervienne la rupture. Les élèves du premier groupe se remobilisent très vite sur leurs capacités, pour continuer sous d’autres formes leur scolarité. Les élèves du second mettront plus de temps à utiliser les dispositifs existants, se rabattant sur leurs activités parallèles, comme support de ressourcement.
Ces quelques instantanés saisis lors des journées de Nantes sont très loin de rendre compte du nombre de travaux de recherche qui s’accumulent depuis quelques années et de la richesse de leur apport. Ils sont sans concession pour notre école et les inégalités sociales qui perdurent. Ils constituent une aide pour l’Éducation nationale en quête des meilleures réponses possibles face au décrochage. Mais, ils sont tout aussi précieux pour des travailleurs sociaux trop souvent confrontés aux mécanismes d’absentéisme, de désinvestissement et d’échec scolaire, sans toujours bénéficier de la perception distanciée leur permettant d’en comprendre ni la genèse, ni le cheminement, ni les solutions possibles.

(1)  « Territoires et décrochages scolaires » 30, 31 mai et 1er juin 2018, Nantes
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1234 ■ 06/09/2018