Paroles d’enfant 2015 - Reconnaissance

En passant par la reconnaissance

Se poser deux jours, pour réfléchir et penser. C’est ce que propose chaque année depuis dix neuf ans Parole d’enfants avec un thème toujours exigeant.

La reconnaissance, concept polysémique s’il en est, constituait le thème central des journées tenues les 16 et 17 décembre 2015. La question fut tournée et retournée dans une machine à penser, produisant autant sinon plus de questions que de réponses, gage d’une formation de qualité. Que ce soit par invisibilité ou par déni du traumatisme vécu et/ou du préjudice subi ; par sentiment de ne compter pour personne ou de ne servir à rien ; par souffrance de ne pas recevoir la considération et la bienveillance dues et/ou par le poids du blâme et de la stigmatisation sociale vécus, la reconnaissance que tout un chacun est en droit de recevoir est au cœur des pratiques de soin, de thérapie, d’éducation ou d’action sociale, rappellera d’emblée Catherine Denis, Directrice de Parole d’enfant.

Interroger les évidences

Le philosophe Edouard Delruenne, qui se plaît à introduire le doute au sein des catégories de pensée, s’interroge d’emblée : est-ce vraiment le manque de reconnaissance qui produit la perte de confiance en soi ou l’inverse ? Car, la reconnaissance n’est pas tant une stratégie d’égalité que de distinction, affirme-t-il. Elle est le résultat de la quête, chez tout individu, de se voir reconnue son excellence spécifique, en comparaison de celle des autres. Cette recherche éperdue et sans fin a émergé dans un contexte historique particulier. Dans les sociétés traditionnelles, la hiérarchie sociale fixait le rôle de chacun, personne ne ressentant le besoin de se voir confirmer ses propres qualités. Avec la société moderne, la hiérarchisation n’est plus un donné, mais un construit. La dignité n’est plus liée au statut, mais à la valeur acquise. Dans l’État social, la promotion de la solidarité, de la citoyenneté et du bien commun garantit une équité, chacun pouvant en outre légitimement espérer que ses enfants bénéficieront d’un sort meilleur que le sien. Avec le néo-libéralisme, tout change. La compétition généralisée s’impose, la vie sociale devient une loterie et une jungle, les citoyens devenus des Hommes potentiellement jetables s’affrontent en un combat aléatoire. Face à cette homogénéisation, il faut en permanence prouver sa valeur, son employabilité, sa rentabilité au risque de subir la stigmatisation et l’exclusion. Le besoin de se distinguer est donc devenu vital, car l’égalité des places s’est muée en égalité des chances.

Recevoir et donner

Dès lors, la reconnaissance peut suivre deux voies. Celle qui s’oppose à l’autre : vouloir démontrer qu’on est le meilleur entraîne alors le rejet de l’autre, le mépris de celui qui réussit moins bien et l’indifférence à l’injustice, du moment qu’elle frappe autrui. L’autre reconnaissance est celle qui se fonde sur le sentiment d’être ensemble, plutôt que d’avoir à se comparer ; de partager quelque chose de commun plutôt que de chercher à se différencier ; de promouvoir la solidarité et la fraternité plutôt que l’égoïsme et l’indifférence à l’autre. Une reconnaissance synonyme de violence ou d’émancipation : cette alternative aura constitué le fil rouge de ces deux journées. Elle sera conjuguée par Stéphanie Haxhe, thérapeute familiale, qui proposera de ne pas confondre parentification et parentalisation. Le premier concept désigne l’instrumentalisation de l’enfant à qui des parents en grande difficulté demandent d’accomplir des missions en décalage avec sa maturité et ses capacités. La seconde notion correspond aux responsabilités ponctuelles qui lui sont confiées, sans que cela n’entrave aucunement son développement. Il est fréquent de renvoyer l’enfant à sa place d’enfant, en refusant d’avoir à le mêler à ce qui reviendrait exclusivement aux adultes. Stéphanie Haxhe affirme au contraire que le petit d’homme n’a pas seulement besoin de recevoir, mais aussi de donner : un être humain acquière un sentiment de valeur et d’estime de soi, quand il bénéficie de la bienveillance d’autrui, mais aussi quand il contribue à déployer sa propre sollicitude.

De la parole-monnaie…

On peut donc proposer à un enfant, sur une tâche particulière et en un temps donné, de jouer un rôle d’auxiliaire des adultes, du moment que cette suppléance ne se réalise pas au détriment de ses propres besoins. Si l'on doit donc identifier et valoriser la contribution de l’enfant, comme l'expression de son droit absolu à recevoir, mais aussi à donner, il n'en va pas différemment pour les adultes. Et c'est le psychiatre Jean-Claude Métraux qui en fera la démonstration, accusant la précarité de constituer une véritable tumeur pour la reconnaissance. La relation d'aide qui se tisse entre la personne qui apporte et celle qui en bénéficie est asymétrique. Au-delà des bénéfices induits par l'accompagnement, ce qui est attendu par l'usager, c'est l'approbation de sa pleine humanité. Cette valorisation passe par le cycle de don et de contre don. Qu'il est difficile dans nos professions de considérer les cadeaux, dont on est parfois destinataire, comme légitimes. Ces présents peuvent être d’ordre matériel, mais aussi sous forme de paroles échangées. Reprenant une distinction proposée par l'ethnologue Maurice Godelier, Jean-Claude Metraux va introduire trois niveaux dans notre manière de communiquer : la parole-monnaie, la parole précieuse et la parole sacrée. La parole sacrée est limitée à un espace réduit refermé sur lui-même. Elle est utilisée lors de rites et de moments symboliques. Pour importante qu'elle puisse être, ce n'est pas celle qui nous intéresse le plus ici.

La parole précieuse

Puis vient la « parole-monnaie ». C'est celle que nous utilisons très souvent dans nos échanges quotidiens : langage administratif, démarche pédagogique normative, arguments socio-éducatifs attendus, réponses routinières. Cette expression laisse béant le fossé entre l'intervenant et son public, marquant bien la différence de statut et de fonction: l'un est là pour donner, l'autre pour recevoir. Toute autre est la parole précieuse qui construit des ponts entre soi et l'autre. Imprégnée d'authenticité et de la valeur du lien : se découvrir à l'autre, livrer un peu de son intimité, montrer la valeur que l'on attribue à son interlocuteur n'est pas à proprement parler ce que l'on apprend dans les écoles qui forment à nos métiers. S'ouvrir à son propre récit de vie, montrer ses propres fragilités, avouer sa part d'incompétence … c'est reconnaître notre finitude humaine. Cela peut être considéré comme très peu professionnel. Et pourtant, c'est la seule façon de renoncer à la maîtrise sur l'autre au profit d'une vraie reconnaissance mutuelle. « Nous recevons des tonnes de paroles précieuses de la part de ceux que nous voulons aider et nous ne savons leur adresser que des paroles monnaies. Nous nous enrichissons et ils s'appauvrissent » conclura Jean-Claude Metraux.

Entre travail réel et travail prescrit

De ces paroles précieuses, on en manque de plus en plus dans le travail envahi par une acculturation à visée pragmatique et opérationnelle ont dénoncé Béatrice Edrei et Isabelle Gernet, psychologues cliniciennes. Un fossé sépare d’un côté le travail prescrit attendu par l’employeur et se traduisant à travers la fiche de poste et de l’autre le travail réel qui se déploie au quotidien grâce au sens de l’initiative et de la créativité indispensable pour faire face à tous ces imprévus qui pour survenir en permanence ne peuvent jamais être prévenus à l’avance. Cet écart est particulièrement important dans toutes les professions relationnelles, que ce soit le travail social, la clinique ou l’accueil. L’invisibilité et l’immatérialité de ces activités, l’impossibilité de les objectiver ni de les quantifier rendent la part d’imaginaire et d’ingéniosité, de ruse et de transgression incontournables, pour les exercer. Ce que chacun met en œuvre en s’appuyant sur un savoir faire qui lui est propre nécessite néanmoins la mise en cohérence de l’ensemble, la confrontation des modalités procédurales, l’identification de ce qu’il faut ou non faire, l’explicitation des règles du métier, l’harmonisation des habiletés singulières. Pour atteindre ces objectifs, le modèle gestionnaire dominant utilise de plus en plus la protocolisation, la standardisation et la normalisation dont la finalité ultime est bien la rentabilité comptable. Diamétralement opposés à cette approche utilitaire, il y a ces pratiques traditionnelles que sont l’échange au sein d’un collectif de travail pour ajuster les méthodes d’activité, la dynamique d’équipe destinée à la mise en discussion des pratiques individuelles, la coopération pour déterminer ce qu’il vaut mieux ou non de faire. « C’est là, la voie qui permet de préserver la beauté de ce qui est accompli et la reconnaissance du travail réel » concluent les deux intervenantes, bouclant la boucle de la réflexion menée, tambour battant autour de la reconnaissance.

 

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1179 ■ 18/02/2016