Les enfants placés

Que deviennent les enfants placés ?

Quel est le devenir des enfants pris en charge par la protection de l’enfance ? Les études contredisent l’idée reçue d’une fatale reproduction intergénérationnelle du placement.
 
Le 2 août 2016, l’Institut national des études démographiques rendait publics les résultats de l’Étude Longitudinale sur l’Autonomisation des jeunes Placés (1) portant sur 1.600 jeunes âgés de 17 ans bénéficiant d’une mesure de protection de l’enfance. C’est la première fois qu’une recherche s’intéresse à leurs conditions de vie, l’entourage et la façon dont ils envisagent leur accès à l’autonomie, à la veille de leur majorité. On y apprend toute une série d’informations parfois conformes à l’idée que l’on se fait, mais parfois aussi tout à fait contre intuitives. Ainsi, un jeune sur quatre (23 %) n’a plus aucune relation avec ses parents naturels, soit parce qu’ils sont décédés, soit parce qu’ils ont disparu de leur existence. Autre donnée étonnante : alors que seulement 0,7 % des jeunes de moins 18 ans issus de la population générale ont déjà un enfant, 9 % des filles et 0,5 % des garçons placés sont dans cette situation. Quant à leur niveau de qualification, il est plutôt faible. Si 51 % des jeunes de leur génération se présentent au BAC général et 11 % au CAP, pour eux, c’est le contraire : 13 % sont au niveau BAC et 40 % en CAP. Délaissés par leur famille d’origine, plongés précocement dans la fonction parentale, dotés d’un diplôme du bas de l’échelle sociale … ces jeunes en veulent-ils aux professionnels des conditions dans lesquelles ils abordent la vie adulte ? Pas du tout. Toujours selon la même étude, 85 % d’entre eux se disent satisfaits de leur mode d’accueil, trois jeunes sur quatre considérant que leur admission à l’Aide sociale à l’enfance a  plutôt constitué une chance pour eux et seulement 4 % se déclarant en conflit avec leurs éducateurs.
 
 

Légitime sollicitation

 
Éducateurs qui, de leur côté, s’interrogent volontiers sur ce que deviennent ces jeunes qu’ils ont accompagnés, un temps, avant de les laisser s’envoler vers la vie adulte. Un ancien passe, parfois, leur rendre visite. Parce qu’il a gardé un bon souvenir ou, plus rarement, pour dire tout le mal qu’il pense de ce qu’il a vécu ; parce qu’il a un problème et demande un conseil ; parce qu’il est fier de venir présenter son conjoint, ses enfants ou simplement la réussite de sa vie ; parce qu’il a envie de retrouver ses anciens éducs qui ont compté pour lui. Mais, il y a aussi celles et ceux qui ne reprennent jamais contact, souhaitant tourner la page et craignant en revenant vers les adultes ayant joué un rôle de suppléance, de réactiver le souvenir d’une enfance douloureuse marquée par la maltraitance, l’abandon ou les ruptures. Toutefois, au-delà de ces rencontres fortuites, se pose la question de la connaissance objective du devenir de ces mineurs. La réponse à cette interrogation est polluée par une idée reçue : les enfants placés seraient victimes à leur tour, quand ils deviennent parents, du placement de leur progéniture. C’est d’abord l’expérience qui le montre : il n’est pas rare d’apprendre que le parent de tel enfant accueilli a aussi vécu en foyer ou en famille d’accueil. N’y aurait-il pas une certaine fatalité à voir se reproduire, de génération en génération, les placements ? C’est ce que semblent venir confirmer deux études réalisées en France, à vingt ans d’intervalle.
 

Pessimisme…

La première étude, menée au début des années 1990 par Marie Anaut (2), étudie le parcours des parents de 66 enfants placés en famille d’accueil, vers l’âge de deux ans : 46,4% des mères et 5,4% des pères avaient eux-mêmes été placés durant leur enfance. La seconde étude bien plus récente, puisqu’elle date de 2013, s’intéresse au parcours longitudinal de 128 sujets entrés, avant quatre ans, au Foyer de l’enfance du Maine et Loir entre 1994 et 2001(3). Si à l’âge adulte, un enfant sur deux ans de cet échantillon présente de réelles chances d’insertion sociale, l’autre moitié a rencontré de fortes difficultés nécessitant, à l’âge adulte, la continuité d’une prise en charge sociale. Les auteurs pointent comme facteur explicatif majeur les atermoiements dans le dépistage, le diagnostique et la prise de décision visant à protéger ces enfants. La séparation tardive aura donc eu des conséquences nocives, pour l’avenir de ces enfants notablement perturbé tant au niveau affectif que psychique, scolaire qu’adaptatif. Une telle réalité, si elle venait à se vérifier, ne pourrait que signer une forme d’échec de la protection de l’enfance qui affiche l’ambition non seulement de conduire l’enfant confié vers une existence adulte réussie, mais aussi vers une vie familiale exempte de toute reproduction de ce qu’il a lui-même connu. Heureusement, d’autres études viennent contredire cette perception pessimiste, à l’image de ces recherches réalisées tant au USA, qu’en Grande Bretagne, en Finlande ou en Hollande et qui font état d’une prévalence de reproduction intergénérationnelle ne dépassant la proportion allant de 0 à 20 %.
 

Des études montrant…

Retrouve-t-on de tels résultats en France ? Jusqu’aux années 1980, on s’intéressait surtout aux corrélations entre les populations d’anciens enfants placés et des comportements tels la délinquance, les conduites antisociales, l’alcoolisme ou le quotient intellectuel, ce qui en dit long sur les a priori qui les stigmatisaient alors, explique Isabelle Frechon (4). Puis, les apriori évoluent et le destin des enfants placés n’est plus considéré comme condamné à l’avance. L’une des premières recherches à établir leur devenir d’une façon plus ouverte date de 1988. Elle porte sur le parcours à l’âge adulte de 286 personnes placées en 1954 à l’ASE du Bas Rhin et celui de 277 autres placées en Côte d’Or (5). Dans ces deux départements, les chercheurs établissent que seulement respectivement 5,9 % et 5 % de la population étudiée avaient vécu la séparation de leurs propres enfants. Autre investigation, celle menée en 2002 auprès de l’ASE de Seine Saint Denis portant sur les enfants pris en charge entre 1980 et 2000 (5). Sur les 72 entretiens réalisés auprès de 48 femmes et de 24 hommes, 55 déclarent être en charge d’enfants. Seuls deux parents expliquent avoir vécu le placement de l’un d’entre eux (soit un taux de 3,6 %). Isabelle Frechon, dans son étude portant sur le devenir d’adolescentes placées dans un foyer de l’association Jean Cotxet, a interrogé 68 femmes âgées de 19 à 32 ans sorties de cet établissement depuis une date allant de 6 mois à 13 ans (6). Sur les 33 d’entre elles ayant au moins un enfant, 7 ont eu recours au placement, mais deux seulement en étaient toujours séparées, au moment de l’étude.
 

…qu’il n’y a pas de fatalité

Ce taux élevé de 21% peut s’expliquer par la caractéristique d’un foyer prenant en charge des adolescentes en particulière grande difficulté, exclues de partout et que personne ne veut accueillir. S’il on reprend une autre enquête menée dix ans auparavant, en 1992, par Annick-Camille Dumaret, chercheur à l’INSERM pour le compte de l’Oeuvre de l’Abbé Grancher, un placement familial plus classique, on aboutit à des résultats très surpenants (7). Son travail portait sur le devenir d’un groupe de 63 jeunes, âgés alors de 28-29 ans, ayant vécu en moyenne huit ans en famille d’accueil et en étant sorti depuis au moins cinq ans. Les trois quarts travaillent, 80 % vit en couple, les deux tiers ont des enfants. Au regard d’un score d’insertion générale construit à partir d’un ensemble de compétences socio relationnelles et professionnelles, 56 % sont bien insérés, 12 % moyennement insérés, 20% dans une insertion relative ou fragile et 12 % sont dans une très mauvaise insertion. Pour autant, même si l’intégration sociale et professionnelle n’est pas assurée pour tous, un seul de ces adultes vit séparé de son enfant, et encore celui-ci n’est pas confié à la protection de l’enfance, mais au conjoint suite à une situation de divorce. Ce taux de 0% de reproduction amène Annick-Camille Dumaret à conclure : « le processus de reproduction des comportements de placements à l’ASE a pratiquement disparu ».
 

Ce qu’il faut en comprendre

D’un côté, on trouve souvent des enfants placés, dont les parents l’ont été. D’un autre côté, peu d’enfants placés deviennent à leur tour des parents défaillants. Comment expliquer ces résultats contradictoires ? Pour le comprendre, il faut sans doute déconstruire un sophisme très courant. Ce n’est pas parce qu’un certain nombre de parents maltraitants ont été maltraités, quand ils étaient enfants, que tous ceux qui ont subi des mauvais traitements dans leur enfance reproduiront ces comportements, quand il deviendront adultes. De la même façon, ce n’est pas parce que certains parents confrontés au placement de leurs enfants ont été eux-mêmes placés quand ils étaient plus jeunes, que pour autant tout enfant subissant un placement, verra sa progéniture lui être retirée, quand il deviendra parent, à son tour. Peut-être peut-on utiliser, en forme de synthèse, l’étude(9)  demandée au CREDOC, en 1991, par le comité interministériel de l’évaluation des politiques publiques a pu établir ce qu’étaient devenus cinq cent jeunes adultes âgés de 20 à 24 ans, sortis depuis quatre à cinq ans des dispositifs tant de l’ASE que de la PJJ. Un peu moins de 30% bénéficient d’une insertion satisfaisante (17,3 %) ou très bonne (13,5 %). Un peu plus de 30 % vit une situation difficile (20,3 %) ou très difficile (9,3 %). Entre les deux, 38,8 % en situation moyenne, dont on ne pouvait pas alors déterminer ce qu’ils allaient devenir, dans les années suivantes. Pour 65,7 % de cet échantillon, il n’y a plus eu de contact ni avec les travailleurs sociaux, ni avec toute autre forme d’action sociale. Aucune fatalité ne condamne donc les enfants à reproduire en miroir les dérives de leurs parents. Leur capacité de résilience et le travail des milliers de professionnels de la protection de l’enfance agissant au quotidien auprès d’eux constituent des facteurs de réussite.
 

(1) « Comment les jeunes placés à l’âge de 17 ans préparent-ils leur avenir ? » Isabelle Frachon et Lucy Marquet, INED, Août 2016, (étude réalisée en 2013-2014 auprès d’un échantillon représentatif de jeunes âgés de 17 à 20 ans placés dans les services de protection de l’enfance de sept départements d’Île-de-France et du Nord-Pas-de-Calais
(2) « Le placement des enfants : la répétition intergénérationnelle au sein de l'aide sociale à l'enfance » Marie Anaut,  Eds CTNERHI/PUF, Paris, 1991, 227 p.
(3) « Parcours des enfants admis avant l’âge de 4 ans à la pouponnière sociale du Foyer de l’enfance du Maine et Loir entre 1994 et 2001. Étude portant sur 128 sujets » septembre 2013
(4) « Insertion sociale et familiale de jeunes femmes anciennement placées en foyer socio-éducatif » Isabelle Frechon Thèse pour obtenir le diplôme de Doctorat de sociologie et  démographie de Paris X – Nanterre, 2003
(5) « L’ASE : descendance et devenir adulte des sujets placés » Corbillon M., Assailly JP, Duyme M., Population 43ème année, 1988, p.473-479
(6) « Être placées à l’adolescence … et après ? » Isabelle Frechon, CNFE PJJ – Association Jean Coxtet, Mai 2001
(7) « Rapport final de la recherche longitudinale sur le devenir des personnes sorties de l’ASE en Seine Saint Denis entre 1980 et 2000 » Gheorghiu Mihai, Labache Lucette, Legrand Caroline, Quaglia Martine, Orra Rafanell i Josep, Teixeira Maria, Bobigny, juin 2002, 478 pages.
(8) « Vivre entre deux familles : insertion à l’âge adulte d’anciens placés » Annick-Camille Dumaret, Psychologue ingénieur de recherche à l’Inserm Unité 502 in Dialogues, 2001, n°152 p.63-72
(9) Adolescence en difficulté, insertion quand même / D. Bauer - P. Dubechot - M. Legros.- CREDOC, 1993
 
 
Quand les anciens disent leur vérité
S’ils ont beaucoup à dire sur leur parcours, les anciens de l’ASE n’ont pas toujours la parole. Ils l’ont eu en Loire Atlantique. Et ce qu’ils ont expliqué mérite d’être entendu
 
Ils sont six, en ce début de soirée, à avoir accepté de faire face à près de deux cents professionnels de la protection de l’enfance auxquels se sont joints plusieurs élus. Cinq femmes et un homme, âgés de 28 à 33 ans, qui ont connu un placement à l’Aide sociale à l’enfance, soit dans leur petite enfance, soit à l’adolescence et qui sont bien décidés à renvoyer ce qu’ils ont vécu tant en positif qu’en négatif. À la demande du Conseil départemental de Loire Atlantique, le cabinet Catalys Conseil a contacté un certain nombre d’« anciens ». Douze d’entre eux ont accepté de s’engager dans un travail qui avait pour objectif non seulement de valoriser ce qui avait fait levier dans leur cheminement, mais aussi de partir de leur expérience individuelle pour en faire un savoir collectif. C’est bien en tant qu’experts de leur parcours qu’ils ont été sollicités, avec comme perspectives de transmettre ce qui a constitué un atout autant que ce qui a freiné leur insertion. Si tous n’ont pas souhaité, osé ou été disponibles pour être là ce soir-là, celles et celui qui étaient présents ont parlé de leur vécu avec émotion parfois, conviction souvent, authenticité toujours.
 

État des lieux

Le premier constat qui parcourt ces témoignages, c’est un hommage. Reconnaissance à l’égard de familles d’accueil apportant sécurité affective et protection face à un milieu d’origine maltraitant ou négligeant. « Ce sont les meilleures années de mon enfance. J’ai appris à être aimée. Cette famille a fait de moi ce que je suis aujourd’hui », témoigne ainsi une jeune femme. « J’ai trouvé une deuxième maman, les enfants de la famille d’accueil sont devenus mes frères de cœur », complète une seconde. L’une et l’autre se montreront élogieuses en parlant de leurs éducateur ou leur éducatrice qui les ont « sortie de l’enfer » ou accompagnées tout au long, avec le sentiment de n’avoir « jamais été abandonnées par lui (elle) ». Mais, ce souvenir chaleureux n’est pas forcément partagé par tous les « anciens » présents. C’est la souffrance face à la succession de placements, les familles d’accueil relayant les foyers et inversement. C’est la violence entre jeunes dans certains foyers où règne la loi du plus fort. C’est l’espoir déçu d’être enfin au calme, car confrontés à nouveau à l’ambiance de cris, de tensions et de violence déjà connue dans sa famille d’origine. C’est la stigmatisation d’une étiquette de « cas soc. » ou d’« enfants de la DASS », quand il faut un accord du juge pour tout, quand on ne peut pas rendre à temps les autorisations de sortie scolaire réclamées par l’école, quand on ne peut pas appeler « maman » la tatate qui vient vous chercher à l’école. C’est la promesse d’un séjour ne dépassant pas six mois, en accueil d’urgence, et qui va bien au-delà. C’est le sentiment d’abandon, à l’arrivée des 18 ans, quand on ne bénéficie pas d’un contrat jeune majeur ou que celui-ci s’arrête brutalement : « jusqu’à sa majorité, on est entouré pas beaucoup de monde. Après, on a le sentiment de se retrouver à la rue, sans travail, sans famille, sans logement …», explique une jeune femme. Et puis, ce témoignage terrible de ce jeune homme de 28 ans : la succession de foyers qu’il a subie ne lui a « servi à rien » constate-t-il, ne réussissant même pas à lui apprendre à lire et à écrire. Une enfance fracassée, un placement pas toujours cohérent, une sortie du dispositif pas forcément préparée, que deviennent-ils ensuite ? Pour beaucoup, le sentiment qui l’emporte, c’est de rester toute sa vie un enfant placé, d’avoir du mal à vivre normalement et la crainte de ne pas réussir à devenir de bons parents. L’une refuse d’avoir des enfants. L’autre a dû demander un soutien psychologique, lors de sa première grossesse. La troisième a toujours peur de mal faire. Le traumatisme de l’enfance maltraitée semble être une cicatrice encore douloureuse et bien loin d’être refermée, quand l’heure est venue de devenir parent.
 

Ce qu’il faudrait changer

A partir de leur expérience de vie, que préconisent donc ces adultes, pour favoriser les conditions positives du parcours des enfants placés et éviter autant que faire se peut, les effets pervers ? Trois préoccupations émergent : la sécurisation affective, la co-construction fondée sur la confiance et la souplesse de l’accompagnement au-delà de la majorité. Sécurisation affective, tout d’abord : contrairement à ce qu’on affirme encore trop souvent en protection de l’enfance, il est important d’établir des liens affectifs stables s’inscrivant dans la continuité pendant et après le placement. Les enfants et jeunes bénéficiant d’un accueil ont besoin de tisser des liens d’attachement compensatoire avec les professionnels, liens qui doivent pouvoir s’installer dans le temps et se prolonger au-delà de leur période d’accueil.  Co-construction basée sur la confiance, ensuite. Trop souvent, le diagnostic et le projet concernant l’enfant et le jeune sont définis par l’institution, porteuse de savoir et d’autorité sans passer par la zone  de négociation, voire de confrontation avec eux. Il faut faire confiance dans les capacités d’expertise des mineurs qui sont confiés et leur aptitude à élaborer ce qui est bien pour eux, les considérant comme acteurs de leur développement et de leur prise en charge. Prise en compte plutôt que prise en compte, en quelque sorte. Souplesse de l’accompagnement au-delà de la majorité, enfin. Dès 18 ans, on demande au jeune un projet construit et une forte démarche de responsabilisation, conditions à l’établissement d’un contrat jeune majeur qui peur prolonger l’accueil jusqu'à 21 ans. La pression est lourde. Surtout, quand le droit à l’erreur et les réorientations toujours possibles semblent peu pris en compte dans le logiciel des professionnels. La fin du placement devrait être bien plus ritualisée qu’elle ne l’est.
Ni encensée, ni diabolisée, la protection de l’enfance se trouve ici confrontée au retour d’expérience de ses principaux bénéficiaires. Aux professionnels à tous les niveaux de responsabilité du secteur d’en faire leur miel.
 
 
Enfants placés, adultes à la rue
Pourquoi tant de SDF ont connu un placement dans leur enfance ? Les raisons en sont multifactorielles.
 
Une enquête de l’INSEE publiée en septembre 2016 (1) révèle que parmi les adultes sans domicile fixe bénéficiant d’un service d’aide, 23 % ont connu, quand ils étaient mineurs, un placement à l’Aide sociale à l’enfance ou à la Protection judiciaire de la jeunesse. En comparaison, seulement 2 à 3 % de la population générale ont été concerné par une telle séparation dans leur enfance. Même si ce pourcentage diminue avec l’âge : 34 % pour les 18-24 ans contre 19 % pour les plus de 40 %, il constitue néanmoins une sur représentation de la population ayant bénéficié de la protection de l’enfance chez les adultes en très grande précarité. Ce constat rejoint les études internationales qui viennent confirmer cette période plus ou moins longue de fragilité à l’issue du placement. Aussi inquiétante qu’elle puisse paraître cette information mérite d’être relativisée. Et ce, pour au moins trois raisons.
 

La vulnérabilité après le placement

Tout d’abord, parce que le chiffre de 23 % des SDF ayant vécu un placement ne signifie pas que 23 % de ceux qui ont bénéficié d’un accueil en dehors de leur famille finissent à la rue. Heureusement, l’immense majorité d’entre eux s’en sort, réussissant son existence et sa propre vie de parent, sans n’avoir jamais plus à faire aux services sociaux.
Ensuite, il peut arriver que le placement ne réussisse jamais à compenser tout ce qui a été abîmé avant son intervention. Bien des raisons à cela. Un vécu destructeur et chaotique dès les premières années, une séparation trop tardive avec des parents toxiques, un conflit de loyauté chez l’enfant ne lui permettant jamais de s’autoriser à être bien en dehors de sa famille d’origine et/ou son espérance à voir celle-ci changer un jour. Mais aussi, la multiplication des lieux de placement ne permettant pas un attachement sécure avec des adultes qui ne constituent dès lors pas un repère permanent suffisamment rassurant et stable. Le dispositif de protection de l’enfance n’a jamais réussi à faire face aux passages à l’acte et aux transgressions d’un mineur, autrement que par l’exclusion et le rejet, en rajoutant à son corps défendant encore plus de rupture au chaos de son parcours.
Enfin, l’enfant une fois devenu adulte devient libre d’accepter ou de refuser la continuité du suivi. Certains restent demandeurs et utilisent les dernières années de prise en charge pour affiner et approfondir leur insertion. D’autres aspirent à s’émanciper d’un système qu’ils vivent comme oppressant et s’en détournent aussitôt la majorité acquise. Il arrive que cette sortie du dispositif soit réussie. Comme elle peut s’avérer contre-productive. Le jeune adulte par trop fragile et immature peut échouer, après avoir refusé de continuer un suivi éducatif… et se retrouver en grande précarité.
 

Les failles de la protection de l’enfance

Pour autant, ne balayons pas trop vite les dysfonctionnements institutionnels potentiels. A l’image de cette rupture de prise en charge au moment de la majorité. Soit, parce que certains Conseils départementaux ont supprimé toute possibilité de prise en charge après 18 ans, faisant le choix de se centrer sur les seuls mineurs. Le jeune adulte se retrouve alors sans aucun filet de sécurité, devant trouver les moyens de s’en sortir par lui-même. Soit, parce que les services de protection de l’enfance conditionnent la continuité de l’accompagnement à un parcours exigeant et exempt de dérives. Il est traditionnel de voir les familles accorder à leurs enfants une large marge de manœuvre permettant des aller-retours entre des tentatives d’autonomie et la réintégration du domicile parentale. Elles se montrent ainsi qu’une grande tolérance face aux expérimentations de vie qui précèdent la stabilisation et face aux hésitations quant au choix d’une prolongation des études ou d’une entrée dans la vie active. Rien de tel  pour les jeunes qui ont bénéficié d’un placement : il leur est demandé d’être plus matures, plus motivés et plus rationnels que leurs pairs non concernés par le placement. C’est un peu la double peine. Non seulement, ils n’ont pas eu la chance, enfant, de vivre au sein de leur famille, mais les adultes-ressources qui ont suppléé la déficience de leur famille peuvent disparaître brutalement à leur majorité. S’il est illusoire et prétentieux de croire que l’on peut toujours éviter l’échec après 18 ans, une attention particulière devrait s’imposer pour cette période charnière si délicate et sujette à des errements toujours possibles.
 
(1) Économie et Statistique n° 488-489 du 28 septembre 2016


Lire l'interview : Armand - Séparation de fraterie
 
 
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1200 ■ 02/02/2017