Les 50 ans du diplôme d'éduc

Joyeux anniversaire les éducs !

Cinquante ans d’existence pour la formation d’éducateur spécialisé. L’occasion pour Lien Social d’un retour sur un accouchement dont l’un des obstétriciens n’était pas parmi les plus recommandable (le régime de Vichy) et d’un questionnement sur un avenir non exempt de menaces et dont le fossoyeur putatif ne l’est pas plus (la logique managériale néo-libérale).
 
Le 22 février 1967, un décret créé officiellement le diplôme d’éducateur spécialisé. La solidarité envers les plus fragiles n’est pas nouvelle : elle est même inhérente à l’espèce humaine. Les archéologues n’ont-ils pas retrouvé des squelettes d’adultes accidentés qui n’auraient jamais pu survivre sans le secours de leur communauté ? La nouveauté, c’est la spécialisation d’un corps de métier dédié à cette fonction : ce qui fut, pendant des millénaires, assuré par les familles est devenu professionnel. D’où les paradoxes de l’éducateur spécialisé écartelé en permanence entre bénévolat et professionnalisation, spontanéité et technicité, bricolage et rationalisation, charisme et utilisation des sciences humaines, rappel à l’ordre et accompagnement non jugeant, savoir faire et savoir être, normalisation et développement du pouvoir d’agir, coercition et développement de la personne. Cette quête continue ne trouvera sans doute jamais de fin, car elle est au cœur de l’identité professionnelle. A moins que les remises en cause la mettent à mal. A l’image de ces évaluations recherchant la quantification des résultats concrets mesurés à l’aune de critères comptables soumettant la relation éducative à des indicateurs techniques de performance et de rentabilité immédiate. Ou encore la tentation managériale à transformer l’éducateur spécialisé en ce professionnel modulable et interchangeable, qui serait plus compétent dans son employabilité, car sachant répondre à la mise en concurrence généralisée entre des territoires et des associations placés en compétition sur des appels d’offre et appels à projet ? Sans oublier la mise en cause de secteurs entiers d’activité, comme le montre la disparition en certains endroits de la prévention spécialisée, devenue au fil du temps variable d’ajustement des budgets sociaux des Conseils départementaux. De gros nuages s’accumulent donc sur une profession qui fête aujourd’hui son jubilé. « Celui qui ne sait pas d'où il vient ne peut savoir où il va car il ne sait pas où il est. En ce sens le passé est la rampe de lancement vers l'avenir » affirma en son temps l'Archiduc Otto d'Habsbourg-Lorraine. Tentons un regard rétrospectif sur l’origine, l’itinéraire et les valeurs de l’éducateur spécialisé, afin de mieux en défendre la légitimité.
 
Le parcours atypique d’une profession
Puisant ses origines bien longtemps avant d’apparaître, la profession émerge dans une période troublée, symbolisant le souci de l’autre.
 
L’arbre généalogique de la profession d’éducateur spécialisé est composé de multiples ascendances. L’une d’entre elles émerge à partir de 1638 : c’est l'œuvre des « Enfants-Trouvés » de Saint Vincent de Paul qui se donne pour ambition de recueillir les bébés abandonnés. Les congrégations qui assurent le fonctionnement des orphelinats qui s’ouvrent aux quatre coins du pays le feront jusqu’à la laïcisation progressive qui s’accélérera au XXème siècle. Pourtant, c’est dès 1670 que l’État prend le relais, un Édit royal fondant l'hôpital des Enfants Trouvés et le déclarant d'intérêt public. Mais, c’est surtout la loi de 1904 créant le Service des Enfants Assistés confiés à l’assistance publique (devenu Service de l'Assistance à l'Enfance en 1943 puis Aide sociale à l’enfance en 1953) qui marque la prise en charge par l’autorité publique les mineurs abandonnés. Ils sont orientés vers les familles d’accueil à la campagne, l’internat étant réservé aux enfants les plus rebelles. Ce qui peut alors être considéré comme un progrès (la séparation des enfants et des adultes incarcérés) va se transformer en tragédie (création à partir de 1839 de bagnes pour mineurs).
Une seconde ascendance peut être trouvée du côté des initiatives de personnalités charismatiques sensibles à la détresse d’enfants porteurs de handicap qui se retrouvaient la plupart du temps enfermés dans les asiles. Personne ne manifestait le moindre souci d’éducation à leur égard.
 

Un autre regard sur le handicap et la folie

Personne … sauf quelques précurseurs. C’est un abbé de l’Épée transformant, en 1760, son domicile en école pour enfants souffrant de surdité. C’est un Valentin Haûy ouvrant en 1785 la première école destinée aux enfants atteint de malvoyance. C’est un Jean Itard, décidant en 1800 de rééduquer « l’enfant sauvage » Victor de l’Aveyron, sans doute atteint d’autisme. C’est un Édouard Séguin créant en 1840 la première école dédiée à l'éducation des déficients intellectuels. C’est une Maria Montessori développant initialement sa méthode pédagogique auprès d’enfants en situation de handicap mental. Ce sont les Johann Heinrich Pestalozzi, Janusz Korczak ou Anton Makarenko proposant des alternatives éducatives à l’enfermement fondées sur des pédagogies actives pour les enfants dits insoumis, vicieux, vagabonds ou orphelins. Les méthodes et les fondements éthiques élaborés par ces promoteurs de l’éducation spéciale seront réinvesties bien plus tard par le secteur médico-social : le principe d’éducabilité, l’implication, l’adaptabilité, le partage du quotidien, la relation éducative, le lien de confiance etc …
Enfin, troisième acte fondateur, celui posé en 1795 par le docteur Philippe Pinel libérant de leurs chaînes les fous de l’hôpital de la Salpetrière. Il ne s’agit plus d’enfermer les « insensés » pour s’en protéger, mais de leur venir en aide. Acte de naissance de la psychiatrie moderne, ce geste ouvre la voie à l’observation, au diagnostic et à l’acte thérapeutique, approche clinique que l’on retrouve dans le quotidien du travail social.
 

Le tournant de la guerre

Pour autant, toutes ces initiatives de création de lieux innovants et de pratiques inédites ne réussiront pas à faire décoller un dispositif d’action sociale qui restera pendant de longues années balbutiant. C’est la seconde guerre mondiale qui, pour être le théâtre des pires horreurs que l’on connaît, crée l’occasion d’une mobilisation inédite en direction tant de l’enfance délinquante que de l’enfance en danger. Le régime de Vichy est vite débordé par la vague d’enfants et de jeunes vagabonds victimes de la guerre (au nombre de 600.000, fin 1945) et une montée de la délinquance des mineurs qui triple entre 1939 et 1942. Avant guerre, les jeunes délinquants étaient enfermés dans les bagnes d’enfants. Le 27 juillet 1942, une loi est promulguée plaçant l’intervention éducative au cœur de la problématique du mineur dangereux et en danger. Elle prévoie leur triage dans des Centres d’observation et d’orientation. L’ordonnance du 2 février 1945 s’en inspirera, en grande partie. En 1943, le gouvernement crée les Associations régionales de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence (qui deviendront en 1964 les CREAI) conçues initialement comme une transition devant déboucher sur un service public de l’enfance inadaptée. Elles serviront surtout de relais locaux au ministère de la Santé qui commence à recenser, habiliter et contrôler les œuvres privées. Pour mémoire, rien qu’en Bretagne, on compte dix-neuf congrégations féminines gérant cinquante-six établissements (dont quarante-trois orphelinats).
 

Du côté du handicap

L’enfance en situation de handicap avait été partiellement prise en charge, avant guerre, par quelques établissements privés créés à l’initiative des familles. Mais n’étaient surtout concerné que les enfants confrontés à la déficience sensorielle. Ceux avec handicap mental étaient le plus souvent enfermés dans les asiles. L’État providence, qui s’instaure progressivement à compter de la libération, considère que l’accueil de l’enfance inadaptée doit être financé par la solidarité nationale, à travers la sécurité sociale. Les décrets du 20 août 1946 et ceux du 9 mars 1956 (qui décrivent dans leurs annexes les modalités pédagogiques applicables selon les handicaps) organisent le conventionnement entre les pouvoirs publics et les établissements médico-éducatifs privés ou leurs associations gestionnaires. Les familles se sont organisées tout au long du XXème siècle dans de puissantes fédérations : FNATH depuis 1921, l’APF créée en 1933, l’UNAPEI en 1960, l’APAJH en1962 … Leur lobbying permet d’améliorer progressivement le dispositif dédié aux enfants et adultes en situation de handicap, la grande loi de 1975 permettant d’unifier le système. Le pays se couvre d’IME, ainsi que de CAT (devenus depuis ESAT), de Foyers occupationnels, de MAS. En déployant tous ses dispositifs, l’action sociale crée un colossal appel d’air en direction des professionnels qualifiés : entre 1963 et 2011, le nombre d’éducateurs spécialisés diplômés est multiplié par 36 (voir encadré) !
 

Naissance et essor d’une profession

Tout avait pourtant commencé d’une manière bien hésitante. Sous la pression des campagnes de presse contre les bagnes d’enfants menées par Alexis Danan, une loi est votée en 1936 prévoyant d’adjoindre aux personnels pénitentiaires des moniteurs éducateurs détachés de l'Éducation nationale et de l'Enseignement technique. Après de douloureuses tentatives d’immersion, un projet de statut des éducateurs de l'Éducation surveillée est rédigé en 1938. Survient la guerre. Le ministère de l’Éducation nationale, qui dominait jusque-là la scène de l’enfance, est décrédibilisé aux yeux du régime de Vichy qui accuse les instituteurs d’avoir mené à la défaite. Le ministère de la Santé prend le relais, ce qu’on appelait alors « l’enfance inassimilable » étant placé sous la légitimité du pouvoir médical et plus particulièrement celui des psychiatres. S’appuyant sur son idéal de relèvement permettant de créer l’homme nouveau, le scoutisme répond massivement à l’appel de Vichy, fournissant les premiers éducateurs. Ses valeurs d’alors sont en phase avec le régime : appel au sentiment de l’honneur, exemple permanent du chef, esprit patriotique… Il introduira l’accroche affective et la vie en petit groupe au contact direct des mineurs et influencera le profil-type de l’éducateur (virilité, maîtrise de soi, moralité, engagement personnel…). Lorsque la guerre prend fin, l’épuration touche peu les notables et les techniciens de l’enfance inadaptée du régime de Vichy, la France de la Libération y puisant comme dans une pépinière.
 

De la professionnalisation…

Aux côtés des Centres d’observation et d’orientation, s’ouvrent des maisons d’enfants. Se développent parallèlement les premières expériences de clubs de prévention où s’ébauchent les principes du travail de rue : libre adhésion du jeune, anonymat, absence de mandat nominatif. Dans l’effervescence de l’après-guerre qui mêle ardeur, enthousiasme et élans de générosité, les pionniers vivent dans la précarité. Ils sont mal payés et bénéficient d’un statut incertain, ne comptant ni leur temps, ni leur énergie. Ils improvisent, selon des méthodes inspirées du scoutisme ou des pédagogies actives. Henri Joubrel, l’un des pères fondateurs de la profession, ira jusqu’à dire : « l’intuition, le dévouement, la chaleur humaine ont, dans notre domaine, un prix cent fois plus élevé que les diplômes » Passionnés et inventifs, dévoués et innovants, les professionnels de ce secteur n’ont jamais renoncé à cette vocation et à cette transcendance irréductibles à toute rationalisation. Même si la technicité est revendiquée, c’est encore la culture morale qui constitue pour l’essentiel le ciment du métier. Pourtant, le besoin de qualification se fait très vite ressentir. L’école Saint Simon à Toulouse, crée par L’abbé Plaquevent en 1942, est la première école d’éducateurs moderne à voir le jour. En 1944, elles sont au nombre de quatre. En 1960, elle seront vingt sept. En 1947, une quarantaine de professionnels fonde l’Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés (ANEJI), sous le haut patronage du ministère. Cette proximité avec les sphères du pouvoir perdurera longtemps.
 

… à la revendication éthique

L’association agit dans les années qui suivent comme un véritable creuset où se construit la nouvelle profession, lui donnant une cohésion, une cohérence et une unité qui transcendent les particularismes. Elle constitue alors, pour les éducateurs du secteur privé, un acteur collectif qui les représente et contribue à l’élaboration de leur statut, gérant la transition entre un métier en gestation et une profession reconnue. L’ANEJI participe aux débats avec les écoles sur la formation professionnelle, préférant mesurer la culture et l’intelligence dans la vie de tous les jours, plus que dans les épreuves théoriques. L’association joue un rôle  central dans la signature de la Convention collective de 1966 et l’émergence du diplôme d’État, le 22 février 1967. Une fois ce devoir accompli, elle s’étiole puis disparaît, dissoute en 1973. Elle laisse la place à d’autres regroupements par secteur d’activité : le CNAEMO (milieu ouvert en protection de l’enfance), l’ANPF (placement familial), le CNALPS (éducateurs de rue)… Seule l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés a repris l’ambition de fédérer toute la profession. Très revendicative face à l’acquisition d’un statut face à un État providence ne retenant d’elle que la vocation, l’esprit missionnaire et le don de soi, la profession nourrit aujourd’hui des inquiétudes face à une rationalisation économique et des logiques managériales qui tentent de la réduire à une simple fonction instrumentale, sans considération pour ses valeurs d’engagements humanistes et émancipateurs.
 
 
Une progression fulgurante
En 1963, le nombre d’éducateurs spécialisés diplômés, homologués et ayant suivi une formation complémentaire était de 2.683 (les professionnels faisant fonction sans avoir le diplôme : 3.175).
En 2012, ils sont 97.900, se répartissant comme suit :
-- 29.600 dans les collectivités publiques
-- 26.300 dans les établissements et services de protection de l’enfance
-- 30.500 dans les établissements et services pour les enfants et adultes porteurs de handicap,
-- 6.200 dans les caisses de sécurité sociale et les mutuelles
-- 3.600 dans les établissements et services de santé
-- 1.500 auprès de la petite enfance
--190 auprès des personnes âgées
 
 
L’ADN des éducateurs
Il est des valeurs qui fondent une activité professionnelle. Les négliger, les oublier ou les renier, c’est renoncer à ce qui constitue son cœur de métier.
 
La nature même du travail de l’éducateur spécialisé rend difficile la construction d’un corpus théorique aussi précis que celui élaboré par les sciences humaines. Quatre constantes de la pratique professionnelle le démontrent : la rencontre éducative, le bricolage, les petits riens du quotidien et le savoir-faire.

Le risque de la rencontre

Parce que le travail éducatif nécessite une rencontre et un engagement réciproque au sein d’une relation, l’essentiel est de réussir à trouver les chemins qui conduisent à la singularité de l’autre. Nul n’est éducable contre son gré. Ce que l’on peut faire pour quelqu’un, on ne le fait pas sans lui ou contre lui, mais avec lui, pour un bien qui est commun. Entrer dans son univers, c’est avant tout s’accorder avec ses valeurs. La distance que l’on doit respecter à son égard n’est pas une protection ou un refus de contact trop proche. C’est bien au contraire une proximité qui se tricote avec le rapprochement (quand cela se doit d’être uni), tout autant qu’avec le détachement (quand cela se doit d’être séparé). Bien sûr, l’autre peut nous plonger dans le désespoir, car le facteur temps nous empêche de profiter des résultats de notre action. Mais toute personnalité se construit ou se déconstruit, à la mesure de l’espérance qui l’enveloppe. Si l’éducateur travaille dans la permanence (il attend que le temps opère, pour permettre au trop plein d’émotion qui se manifeste, parfois, de s’évacuer), dans la contenance (il est garant de la loi qui structure et sécurise) et dans l’écoute (pour analyser ce qui va au-delà de l’apparence), c’est toujours à travers la rencontre singulière avec l’autre. Réceptacle, au quotidien, des projections d’amour et de haine et de bien d’autres ressentis, il sait s’en distancier, et en opérant un pas de côté, comme en se situant justement à l’endroit où l’autre ne l’attend pas, il réussit à créer un vide où l’autre va pouvoir faire son chemin et trouver ses propres réponses.
 

Le bricolage

L’action de l’éducateur ne relève pas de la démarche de l’ingénieur, mais de celle du bricoleur : il ne dispose pas d’un schéma tout prêt qu’il doit appliquer, mais d’un savoir faire lui permettant de réagir à l’imprévu. Sa pratique relève du flou, de l’incertain et de l’irrationnel et est marquée au sceau de l’indicible. Son quotidien est composé d’une multitude de « miracles furtifs » et autres « trouvailles éducatives » venant répondre à l’impossibilité d’anticiper les comportements et les réactions des publics accompagnés. Il s’agit pour lui de s’adapter et d’innover face aux situations qu’il rencontre : prendre un risque, se décaler pour réussir à trouver la bonne réponse, sans que cela ne soit toujours simple de réinventer un donné. Cette créativité est, à chaque fois, unique ne pouvant être généralisée et nécessite un renouvellement permanent. Car, ce qui fonctionne à un moment, ne sera pas forcément efficient la fois suivante. Il n’est jamais facile, même si c’est là le coeur du métier, de mobiliser de manière adaptée un savoir-faire relevant de l’immatériel et du symbolique : l’éducateur spécialisé n’a rien de tangible à montrer comme fruit de son labeur. Les situations auxquelles il est confronté sont marquées par le multidimensionnel (avec des dimensions sociales, psychologiques, pédagogique, philosophiques, institutionnelles ...), la simultanéité (il faut gérer l’ensemble sans négliger les besoins de chacun), l’urgence (haute contrainte temporelle) et l’incertitude (anticipation de ce qui va se passer toujours aléatoire). En un mot comme en cent, il est impossible de modéliser le comportement à adopter en partant de la seule rationalité, d’une logique qui s’appuierait sur les seules hypothèses pour en déduire des solutions.
 

Le quotidien

Ces repas, toilettes, couchers, levers, activités ludiques et scolaires, sorties etc … qui habitent le quotidien de l’éducateur sont autant de moments qui, pour être indicibles, n’en sont pas moins propices à la rencontre, à la relation, aux liens qui se tissent. L’acte éducatif se déploie justement dans les nœuds et les rouages de cet ordinaire bigarré, ne cherchant pas à contrôler l’inquiétant mais à utiliser le potentiel de créativité qui en émane. Toutes ces interactions tissées au quotidien ne rentrent dans aucune case d’une grille d’évaluation, ni dans aucun registre de protocoles de démarche qualité, ni dans aucune mesure quantifiable d’un rapport d’activité. L’enjeu n’est pas à chercher dans un quelconque résultat, mais dans le pari de l’accueil de l’autre qui se déploie en usant de bricolages et d’improvisations. Ce sont ces gestes, ces attitudes, ces regards que l’on dispense, perçoit, reçoit, ressent : cette main furtive sur l’épaule face à l’adversité, ce clin d’œil d’encouragement marquant la bienveillance, cette inclinaison de la tête montrant l’écoute. Cet « art de l’ordinaire », qui est aussi diversifié qu’il y a de travailleurs sociaux, est tellement simple et banal qu’on en oublie ses manifestations ou qu’on n’en parle pas. L’éducateur n’en percevra peut-être jamais les effets, même s’il peut en détecter les signes, pour autant qu’il y soit attentif. C’est une alchimie bien étrange et bien singulière qui donne du poids à ces petites choses en apparence imprescriptibles.
 

Le savoir-faire

L’éducateur doit faire appel à de nombreuses ressources incertaines. Il doit par exemple se centrer sur la vraisemblance et procéder à la déduction, sur une base relativement souple, de conclusions plausibles susceptibles d’être remises en cause ultérieurement. Il doit s’appuyer largement sur son intuition, cette inspiration issue de son expérience qui l’amène à savoir sans savoir qu’il sait. Mais il a aussi recours à l’initiative qui favorise l’inventivité face à une réalité où la contingence domine : sa sagacité et son sens de l’opportunité voisinent avec son flair et sa débrouillardise. Car le métier s’identifie pour beaucoup à la sensibilité, la disponibilité et l’écoute autant de qualités singulières liées bien plus à l’individu qu’à ses acquisitions savantes. Sans oublier l’improvisation qui sans épuiser le quotidien, constitue néanmoins la voie royale de la créativité. Le métier d’éducateur connaît une complexité au moins égale à celle des situations rencontrées. Seule la combinaison de l’expérience et de l’information, la complémentarité des deux instances psychiques que sont la raison et l’intuition s’avèrent efficaces. L’intelligence pratique, l’expérience informelle, la pensée concrète, le savoir-faire et la culture pragmatique qui constituent les soubassements du métier s’érigent à l’opposé de la connaissance objective et explicite qui tente d’obtenir des résultats attendus. Le cœur du métier, c’est faire face à l’impondérable, accepter d’être pris, voir surpris par l’imprévu et tenter de transformer cette confrontation en acte éducatif créatif. Le haut degré de complexité de cette pratique en constitue aussi tout l’intérêt et tout l’attrait.
 

Bibliographie

« L’éducateur spécialisé en question(s). La professionnalisation de l’activité socio-éducative »
Jean BRICHAUX, érès, 2001
« Les théories métisses des éducateurs : savoirs professionnels et représentations »
Jean-Paul LASSAIRE, 2004, L’Harmattan
 « Le savoir-faire éducatif »
LOUBET Jacques, Ed. érès, 2012
 « Le travail social ou l’ ’’art de l’ordinaire’’ »
David Puaud, Ed. Fabert, 2012
 « La part sensible de l’acte. Présence quotidienne en éducation sociale »
Joëlle LIBOIS, IES Éditions, 2013
« Le tarot de l’éducateur. Des atouts pour une pédagogie en situation »
François Hebert, Ed. Dunod, 2014.
 « Le quotidien en éducation spécialisée »
Joseph Rouzel, Ed. Dunod, 2015

 
Lire l'interview : Vauchez Jean-Marie - 50 ans du diplôme d'éduc
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1201 ■ 16/02/2017