Weixler Frédérique - Décrocheurs

dans Interviews

Comment raccrocher les élèves qui décrochent ?

Lutter contre le décrochage scolaire, c’est possible ! Retour sur dix ans de mobilisation.

Comment définir le décrochage scolaire ?
Les termes sont multiples pour désigner ce phénomène : « sortie sans qualification », « décrochage cognitif », « décrocheur », « décroché », « déscolarisation », « sortant précoce », « absentéisme », « illettrisme » … La notion de décrocheur a été retenue d’une manière un peu générique, parce qu’elle était mobilisatrice et internationale, même si, aujourd’hui, on évoque plutôt la « persévérance scolaire »  qui positive la problématique. Cette profusion d’appellations démontre le besoin de définir de quoi on parle exactement. Sur le plan administratif et statistique, il existe deux indicateurs. On parle de flux pour établir le nombre d’élèves « décrochés » produit par le système scolaire annuellement : en 2008/2010,135.000 à 140.000 jeunes étaient concernés (soit 17 % d’une classe d’âge). Quant au stock qui désigne le nombre de 18-24 ans sans diplôme et qui est un indicateur européen, il s’élevait à 620.000 jeunes en 2012 (11,6 %). Aujourd’hui, on en est respectivement à moins de 100 000 (13%) et moins de 500.000 (8,8%). La définition plus extensive qui prend en compte le processus est importante, elle, en termes de prévention sur le plan pédagogique et éducatif.

Que s’est-il donc passé entre 2008/2012 et 2018 ?
Je voudrais d’abord rappeler que la loi d’orientation sur l’éducation de 1989  fixait déjà pour objectif non seulement d’amener 80 % d’une classe d’âge au BAC (ce que l’on connaît bien), mais aussi 100 % à une qualification (ce qu’on a un peu oublié). Pendant longtemps, cette seconde volonté ne s’est pas traduite réellement dans les actes. Face à cette population qui sortait du système scolaire sans une qualification lui permettant un accès au marché du travail, on cherchait des solutions en aval de la période d’obligation scolaire. Le basculement vers une gestion plus en amont s’est déroulé en plusieurs étapes. La loi de février 2005, qui privilégie la scolarisation dans un établissement ordinaire des élèves identifiés comme handicapés, a sensibilisé l’école à la problématique des plus vulnérables. La loi d’orientation pour l’avenir de l’école d’avril 2005, en fixant un « socle commun de connaissances et de compétences » a contribué à mobiliser la communauté éducative. A partir de 2008, s’est affichée une volonté politique claire se concrétisant par un encouragement aux expérimentations locales pour inventer des réponses au décrochage. En 2009, la loi « École pour tous » instaura un Système interministériel d'échange d'informations qui s’impose depuis tant à l’Éducation nationale qu’aux CFA ou à l’enseignement privé et agricole. Le SIEI est destiné à identifier les élèves sortant précocement afin de leur proposer un accompagnement. La même année, le plan « Agir pour la jeunesse » généralise les PSAD (plateformes de suivi et d’appui aux décro­cheurs) qui coordonnent les acteurs locaux de la forma­tion, de l’orientation et de l’inser­tion des jeunes. En 2013 est créée la MLDS (Mission de lutte contre le décrochage scolaire) qui offre une remédiation aux élèves sortis de l’école sans diplôme et mobilise les établissements en réseaux « Foquale ». Toutes ces actions sont à la mesure d’une décennie de mobilisation qui a fait du décrochage scolaire une grande cause nationale.

Effectivement, mais toutes ces mesures interviennent une fois les dégâts commis …
Le véritable changement est intervenu quand on s’est intéressé non à l’issue mais à tout le processus de décrochage. Dès 2005, un rapport de l’inspection générale[1] pointait la responsabilité structurelle d’une École qui ne pouvait se contenter de déplorer la vulnérabilité des élèves et devait s’interroger sur les raisons pour lesquelles ils finissaient par décrocher. Avant de chercher à les raccrocher, il faut essayer qu’ils ne décrochent pas ! La loi de refondation de l’école du 8 juillet 2013 met le cap sur la prévention. L’évaluation des politiques publiques menée en 2014[2] sera l’occasion de lancer un plan d’action ambitieux qui s’appuie à la fois sur la recherche et les acteurs de terrain, en évaluant la faisabilité et la pertinence des actions déjà menées et les amplifie dans une vision d’ensemble. Cette intelligence collective a permis de prendre en compte la complexité du décrochage, en s’appuyant sur l’interaction des facteurs individuels, socio-économiques, territoriaux etc…

Quelle place pour le partenariat dans la lutte contre le décrochage ?
Elle est essentielle. L’Éducation nationale ne peut agir en restant isolée car il faut prendre en compte le jeune dans sa globalité comme le souligne un rapport de 2013 de l’Inspection générale qui évoque « les alliances éducatives »[3] : regrouper autour de l’élève la communauté éducative (dont les parents), les services éducatifs, sociaux et de santé, les associations sportives, culturelles, toute la cité. Pour faciliter ce travail en réseau, s’est instaurée une articulation entre les niveaux national et local: le national fixe des objectifs, impulse une orientation et met à disposition des outils déjà expérimentés et validés, les acteurs de terrain s’approprient ces propositions, en les adaptant à leurs configurations spécifiques avec la marge de manœuvre nécessaire. Ce n’est pas une injonction descendante imposée par une circulaire. Tel est l’esprit novateur dans lequel l’action a été menée et l’est encore. Cette démarche n’est pas seulement utile pour les enfants à risque de décrochage, elle transforme l’ensemble du système scolaire et profite à tous les élèves.

Comment voyez-vous l'évolution dans les années à venir de cette politique contre le décrochage ?
Observons que les importants progrès accomplis n’auraient pas été possibles sans une continuité des politiques publiques depuis près de 15 ans. En décidant de rendre l’instruction obligatoire dès 3 ans et en limitant à 12 le nombre d’élèves en classe de CP dans les zones prioritaires, le ministre s’est délibérément inscrit dans une politique de prévention. Il me semble que nous sommes engagés dans un mouvement de fond qui devrait se confirmer par plusieurs tendances. Le renforcement des partenariats d’abord, dans une logique souple qui favorise les prises d’initiative aux échelles territoriales. Une action centrée sur l’élève ensuite, dans une dynamique d’accompagnement des parcours qui articule les dimensions individuelles et collectives. Le sujet des 16-18 ans pour lesquels il existe actuellement peu de solutions est également aigu et pose la question de l’âge de l’instruction obligatoire et/ou de la formation fixée aujourd’hui à 16 ans. Certains pays ont choisi de définir cette frontière en termes d’accès à la qualification et non en termes de scolarité stricte ce qui ouvre un beau chantier partenarial dans le même mouvement que l’évolution du baccalauréat, du lycée professionnel, de l’orientation et de l’apprentissage. Enfin, il y a la question de la formation tout au long de la vie. Donner la possibilité de césures, en garantissant l’opportunité de nouvelles chances permettant de reprendre sa formation à tout moment, relativiserait la dimension dramatique du décrochage en démontrant son aspect non définitif.
 

Frédérique Weixler est Inspectrice générale de l’Éducation nationale, appartenant au groupe « Etablissement et vie scolaire ». Elle est l’auteure avec Jean-Paul Delahaye d’un livre publié en 2017 aux éditions Berger-Levrault « Le décrochage scolaire, entre parcours singuliers et mobilisation collective, un défi pour l’école »

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1234 ■ 06/09/2018

 

[1]Les sorties sans qualification : analyse des causes, des évolutions, des solutions pour y remédier. Philippe Dubreuil, Marc Fort, Elisabeth Morin, Jean-Claude Ravat
[2] Evaluation partenariale de la politique publique de lutte contre le décrochage scolaire. Rapport de diagnostic et rapport final . SGMAP/DGESCO dir Frédérique Weixler
[3] Agir contre le décrochage scolaire, alliance éducative et approche prédagogique repensée. Anne Armand, Claude Bisson-Vaivre et Philippe Lhermet