Rosenczveig Jean Pierre - Réforme de l'ordonnance de 1945

dans Interviews

 « Faire une économie de réforme : appliquer la loi ! »

Jean-Pierre Rosenczveig, observateur vigilant de l’évolution de la justice des mineurs nous livre son regard sur les projets en cours.
 
La délinquance juvénile a-t-elle mué à ce point pour qu’il soit urgent de modifier la loi ?
Non. De 1980 à 2011, la délinquance juvénile a cru quantitativement, mais dans une moindre proportion que la délinquance des adultes : elle est passée de 14 % de la délinquance globale révélée à 20,5 % en 1999 et s’est stabilisée à 17 %. C’est plus qu’en 1980 ; c’est moins qu’en 1999 ! La délinquance juvénile n’explose pas, elle se tasse voire baisse. Reste que dans la délinquance dite de rue, les mineurs d’âge peuvent être très présents (50-75%). À chaque délinquance son terrain : aux traders les tours de La Défense et autres, aux mineurs les petits trafics de rue des coins de rue. Qualitativement, la délinquance juvénile reste majoritairement le fait de garçons de 14-17 ans, mais parfois bien plus jeunes. Si elle recouvre essentiellement des actes d’appropriation, la violence y est plus souvent associée que par le passé. Plusieurs raisons peuvent expliquer ces comportements : la crise d’adolescence et la toute toute-puissance de certains jeunes en carence de présence adulte responsable, des problèmes psychologiques, sinon psychiatriques, la désespérance de jeunes qui estiment n’avoir aucune chance de s’en sortir dignement par les voies ordinaires et donc en rébellion sociale, sinon en intifada contre les ennemis venus d’ailleurs. Enfin, des jeunes laissés à eux-mêmes, sans projet, sans repère, disponibles pour se faire appâter par des trafiquants de drogue ou des prédicateurs leur faisant miroiter un statut, de l’argent sinon la gloire ou un idéal. Ces jeunes sont certes en souffrance et en pleine recherche de leur personnalité, mais ils peuvent être dangereux. Tous ont en point commun : une protection parentale qui a du mal à s’exercer et une angoisse liée pas seulement au doute, mais à une situation en berne d’avenir. Au fond rien de nouveau.
 
L’instrument juridique est-il si peu adapté qu’il faille le changer ?
Non. La Justice supporte toujours des critiques majeures, mais elles sont dépassées. Négligente des victimes et des habitants des quartiers ? Aujourd’hui le parquet, informé par la police, réagit immédiatement et le taux de classement sans suite est tombé de 40-60 % en 1980 à 6%, soit moins que pour les adultes (12%). Encore faut-il que la police interpelle les auteurs ! Une justice lente ? Depuis 1992. Le procureur traite personnellement 65% de la délinquance juvénile. Il a mis la main sur l’agenda du juge des enfants pour donner des rendez-vous aux jeunes aux fins de mise en examen. Il pourra demander un jugement à bref délai. Au sortir de la garde à vue, il ne se prive pas de faire déférer devant un juge, avec demande de mandat de dépôt, et/ou saisir directement le tribunal pour enfants pour un mineur déjà connu afin qu’une peine de prison soit prononcée à la première audience disponible. Entre-temps, le jeune pourra être placé en CEF ou incarcéré. On a donc introduit le quasi flagrant délit. Laxisme des juges, sinon de la loi ? La peine encourue est certes moindre que pour un adulte (elle est divisée par deux), mais elle demeure élevée : 18 mois de prison pour vol simple de téléphone, 5 ans pour un vol avec bousculade, etc.  Et les juges n’hésitent pas à sanctionner. Si l’ordonnance de 1945 les autorise exceptionnellement, en cas d’échec des mesures éducatives, à prononcer une peine, ils ne s’en privent pas. Cette exception est presque de 40 à 45% ! En 2017 pour environ 56.800 mineurs jugés on trouve 5.249  peines de prison ferme, 13 000 peines de prison avec sursis simple ou mise à l’épreuve, 3.100 amendes, 4.600 TIG et environ 20.000 mesures de réparation. Et que dire de l’augmentation de 12 % des mineurs incarcérés depuis trois ans avec environ 820 mineurs en prison auxquels s’ajoutent les 1.500 séjournant en CEF ou encore en CER.
 
La justice serait donc bien plus efficace qu’on ne l’affirme couramment ?
Cette critique persistante illustre la méconnaissance récurrente, y compris par certains de ses acteurs, de ce que produit l‘institution judiciaire, mais aussi de ce qu’est la réalité de la délinquance juvénile. Un jeune délinquant est plus que quelqu’un de moins de 18 ans qui viole la loi. C’est une jeune personne inscrite dans une séquence de vie où il est en permanence potentiellement en conflit avec la loi. Par-delà les actes c’est à cette séquence de vie qu’il faut s’attacher. On avance que la justice arriverait peu à endiguer la réitération, à preuve tous ces jeunes qui repassent à l’acte. Et de citer ces jeunes qui commettent 40, 50, 60 délits dans le cœur de leur gloire. Certes, certains jeunes - 6% environ - sont multiréitérants. Il va falloir les décrocher de ce mode de vie, tout en sachant qu’on ne remonte pas en quelques mois une pente descendue sur une dizaine d’années ! Il faut s’attaquer au fond des problèmes, combattre ce sentiment de toute puissance faute de référence parentale ou adulte pour respecter un ordre jusqu’ici tenu pour injuste, restaurer l’estime de soi, retrouver du sens à la vie, croire en soi, mais aussi aux autres. Ce travail éducatif et psychologique à mener sur la durée peut exiger qu’on aille au-delà de la majorité. Là encore les chiffres tiennent lieu de juge de paix. Dans 85% des cas un jeune, délinquant le temps de sa minorité, ne l‘est plus à sa majorité s’il a été suivi (Rapport Lecerf, sénateur UMP,2011). Comme l’ASE, la justice est donc l’objet d’images négatives, ne correspondant pas à la réalité, y compris des professionnels, a fortiori des médias, de l’opinion sinon des politiques.
 
Pourquoi cette précipitation du gouvernement ?
La ministre de la justice a dérouté les députés en novembre 2018 après l’agression d’une enseignante avec un pistolet factice. En effet, Mme Belloubet après avoir démontré que la justice avait fait son travail ajoutait à la surprise générale, dans le même souffle : « Je proposerai une réforme de l’ordonnance du 2 février 1945». Et, en janvier 2019, sans prévenir quiconque, de déposer au nom du gouvernement, un amendement à la loi Justice pour obtenir l’autorisation de légiférer par ordonnance sur ce sujet. Tout en nous disant qu’on va conserver les principes fondamentaux et qu’on se livrera à un simple toilettage, on parle d’un code de la justice pénale des mineurs pour remplacer l’ordonnance du 2 février 1945 ! La mesure-phare voudrait que le juge des enfants se prononce dans le mois sur la culpabilité et sur des mesures éducatives ou d’ordre public, puis plus tard, dans les 6 mois, sur la peine. Facultative aujourd’hui, la césure n’est pas utilisée par les juges.  Elle est d’une grande complexité et lourde à manier pour le juge comme pour les greffiers et les avocats. Les victimes potentielles elles-mêmes n’y gagnent rien. Il leur faut du temps pour chiffrer leur demande. Et où est l’urgence pour le gouvernement de légiférer ? Il s’agit bien de contourner des parlementaires tenus pour inconséquents. Grave erreur : une réforme sur un tel sujet doit être consensuelle pour avoir une chance de s’inscrire dans les faits et dans la durée. Pour cela il faut du débat … avant, et pas après. En mettant en cause la loi et les juges l’Etat détourne l’attention : il n’a toujours pas dégagé les moyens d’exercer les mesures éducatives auxquelles il appelle quand la prison fonctionne en permanence. Le paquet a été mis sur les Centres Educatifs Fermés à 700 euros jours/mineur qui ne concernent que 1.600 jeunes chaque année, mais on néglige le milieu ouvert, qui concerne l’immense majorité des mineurs suivis.
 
Justement, quel est l’état du dispositif actuel ?
Fondamentalement, ceux qui veulent légiférer méconnaissent la réalité de la justice des mineurs et sa mission : mettre en œuvre une démarche éducative s’attachant aux jeunes plus qu’aux faits ! Ce projet de réforme législative laisse entière la question majeure : les carences dans l’exécution des mesures éducatives.  Et c’est là où le bât blesse. La justice viole l’article 12-3 de l’ordonnance de 1945 qui exige que dans les 5 jours une mesure éducative de milieu ouvert soit attribuée, sous-entendu mise en œuvre. Certaines ne le seront qu’au bout de plusieurs mois, d’autres jamais ! Par cette disposition, la loi du 12 mars 2012 invitait à une révolution culturelle et des pratiques : gérer l’urgence. À la différence de l’ASE ou de l’hôpital, la PJJ n’est toujours pas capable de mettre en place des protocoles pour intervenir rapidement et prioriser les situations à traiter. Et le même éducateur suit toujours 25 situations, donc ne les suit pas. Ajoutons que pour protéger la société et garantir au mieux la sécurité, il ne faut pas seulement combattre la réitération ; on doit aussi faire en sorte que ceux qui ne sont pas délinquants ne le deviennent pas. Prévenir la primo délinquance. Or, force est d’observer que tous les voyants sont au rouge laissant à craindre à bref délai une explosion des situations faute d’avoir été traitées en temps utile.  Alors que la première ligne de protection des enfants est familiale, tous les pans du dispositif de proximité susceptibles d’aider les parents sont en crise. Tout simplement, et c’est déjà l’urgence, il faut clarifier aux yeux des adultes, mais aussi des enfants pour les sécuriser qui fait quoi au quotidien à leur égard. Le Service social scolaire et le Service de promotion de la santé des élèves sont toujours exsangues ; la pédopsychiatrie est souvent inexistante ; la pédiatrie souffre ; la PMI, médecine de quartier facilement accessible, régresse et dans 17 departements la Prévention spécialisée n’existe déjà plus !
 
Que pourrait proposer une réforme ambitieuse de l’enfance délinquante ?
Quitte à aller vers des réformes utiles il faudrait étendre le champ de l’ordonnance de 1945 aux jeunes majeurs, mobiliser la société civile pour compléter la force d’intervention des travailleurs sociaux, mettre fin du monopole public sur les mesures de liberté surveillée; garantir sur la durée une cohérence dans la défense des enfants ou encore mettre en place sur les territoires des instances de régulation des cas les plus difficiles. Quant à codifier, autant avancer vers un code de l’enfance qui s’attache au statut de l’enfant - ses droits et libertés -  d’où découlent tout logiquement ses responsabilités  disciplinaire, civile et pénale -. Des droits répondant aux devoirs ! Un code concentré sur la justice pénale des mineurs comme il est proposé enferme dans une vision étriquée du problème posé. La réécriture projetée de l’ordonnance du 2 février 1945 supporte bien des critiques. Ne perdons donc pas d’énergie et appliquons la loi avant de la changer !
 
 
Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du Tribunal pour enfants de Bobigny, est membre du bureau du Conseil national de la protection de l’enfance

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1249 ■ 16/04/2019