Point de gravité

JOCE Ludovic, 2014, Ed. D'un noir si bleu, 180 p.

Qui mieux qu’un éducateur spécialisé pouvait décrire de l’intérieur le fonctionnement de cette profession? L’auteur plante le personnage central de son premier roman, au cœur d’une maison d’enfant à caractère social. Avec pour décors, le quotidien des douze enfants accueillis, se joue le sort de Loïc, un professionnel d’internat confronté à un véritable tourbillon mêlant tout en les articulant, étroitement et confusément, vie privée et vie publique, douleur de l’existence et opportunité pour s’en sortir, tragédie personnelle et destin des enfants placés. Cet ouvrage ne retient pas seulement l’attention, pour sa belle écriture et son rythme cadencé. Il va creuser au plus profond de ce qui motive et perturbe, anime et bouscule, stimule et dérange beaucoup de ces adultes payés pour se confronter à la détresse des ces mômes si jeunes et pourtant déjà si fracassés pas la vie. Bien sûr, il y a ceux qui se protègent, en assurant le minimum requis ou en ne pensant qu’à leur carrière. D’autres préfèrent se réfugier derrière des schémas théoriques. Loïc, ravagé par un drame personnel, va transgresser les limites imposées par la profession. Reviennent de façon récurrente des questions dont la résolution est traditionnellement considérée comme un pré requis, pour exercer ce métier : puis-je être meilleur parent pour cet enfant que sa propre mère? Comment résister au transfert massif qui m’envahit ? Jusqu’où doit aller mon implication  Que faire pour continuer à protéger un enfant, quand le dispositif légal s’arrête? Comment réussir à gérer mon sentiment d’impuissance? Notre profession a pris l’habitude de s’abriter derrière la fallacieuse « bonne distance ». Ludovic Joce dynamite, avec bonheur, cette préconisation. Certes, pour les plus orthodoxes, l’illustration extrême qu’il propose ne fera que les confirmer dans leur conviction. Pour les autres, la trame de cette fiction viendra ébranler les évidences qui n’en sont pas vraiment. Et, elle les incitera, un peu plus encore, à s’engager dans la quête d’une authentique rencontre qui a bien peu de chance de se réaliser, quand on se limite au rôle de technicien de l’éducation distancié, neutre et désaffectivé. Le roman commence brutalement par la sortie de prison du personnage central. Tout au long des pages, on ne cesse de s’interroger sur ce qui a pu l’y amener. On ne le saura qu’à la fin du récit. Que le lecteur ne compte pas sur cette chronique pour le lui révéler. L’intrigue tisse sa toile avec talent et suscite une avidité de lecture qui ne s’apaise qu’une fois la dernière page tournée, laissant toutefois un sentiment de trop peu, tant on aurait voulu que le propos perdure. C’est avec regret que l’on quitte Loïc, l’avenir qui s’offre à lui s’ouvrant sur un ensemble des possibles que l’auteur se garde bien de limiter. Ludovic Joce laisse le lecteur libre de donner cours à son imaginaire, pour concevoir la suite.

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1141 ■ 15/05/2014