Les pauvres préfèrent la banlieue

LIEBIG Etienne, Michalon, 2010, 187 p.

Insensiblement et sans qu’on s’en soit aperçu, une construction mentale s’est élaborée au fil des années, transformant la banlieue en exutoire de nos peurs collectives fantasmées. Etienne Liebig en fait la démonstration ici, en identifiant les mécanismes et les réflexes qui nous emprisonnent et nous piègent. Ce n’est plus la réalité que l’on regarde, mais son interprétation au travers d’une grille de décodage qui nous amène à traduire tout ce qui se passe dans les quartiers défavorisés, à partir de schémas bien ancrés. La violence est considérée comme un débordement, quand elle se manifeste dans le monde sportif ? En banlieue, elle serait constitutive d’un système de valeur à part entière. L’acte de transgression d’un adolescent est volontiers identifié comme inhérent à sa classe d’âge ? En banlieue, ce serait là l’expression de codes sociaux spécifiques échappant à la norme psychopédagogique. Un jeune drogué est souvent assimilé à une personne en souffrance nécessitant une prise en charge psychologique ? En banlieue, il serait un dangereux individu prêt à tout pour avoir sa dose. Les jeunes aiment bien se réunir pour faire la fête et s’amuser ? En banlieue, il s’agit de bandes organisées prêtes à tout mettre à feu et à sang. Les adolescents volent parfois, par appât du gain, se bagarrent aussi pour défendre leur territoire ? En banlieue, ces mêmes comportements sont perçus comme irrationnels. La délinquance criminelle est le fait des adultes ? En banlieue, elle serait le fait des jeunes. Le rap amplifie les idées reçues, en banalisant le mythe du ghetto dominé par le non-droit et d’une terre sauvage où l’on croiserait un cadavre à chaque coin de rue. La réalité, c’est que les suicides font 25 fois plus de victimes et les accidents de la route 17 fois plus que les assassinats. Il ne s’agit pas de nier les faits, explique Etienne Liebig, mais de comprendre comment ils sont analysés, au prétexte qu’ils se produisent dans ces quartiers. La banlieue est considérée presque par essence comme communautaire, violente et primitive. Les femmes ne pourraient qu’y être survictimisées et les jeunes incivils. Celui qui s’exprime ainsi sait de quoi il parle, puisqu’il dispose d’un poste d’observation averti, en tant qu’éducateur de rue. Et ce qu’il constate surtout, c’est que l’État n’a jamais cherché à répartir les classes populaires sur l’ensemble du territoire, mais plutôt à les circonscrire et à les contrôler. Et devant la montée désastreuse de  chiffres de la misère, il a surtout multiplié les caméras de surveillance, sa stratégie principale relevant de la répression. Transformer les banlieues en territoire peuplé de barbares lui a permis d’élever sa politique sécuritaire liberticide en véritable croisade de survie culturelle de la France.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°977 ■ 17/06/2010