Les sans domicile fixe - Un phénomène d’errance

Louis MOREAU DE BELLAING, Jacques GUILLOU,  L’Harmattan, 1995, 270 p

Les sans domicile fixe: ce sujet que la crise économique a rendu d’une actualité dramatique au gré des saisons hivernales au froid plus ou moins meurtrier ont été l’objet de très peu d’études mis à part quelques témoignages de journalistes et d’acteurs de terrain. Les auteurs nous proposent ici un ouvrage tout à fait intéressant. Le style peut surprendre: très analytique quoique concis, avec une volonté manifeste de proposer un tour d’horizon assez complet sur le sujet et enfin une forte redondance des mêmes arguments, exemples et illustrations proposées à plusieurs reprises. Mais, cette structuration du texte, loin d’être gênante, n’enlève rien à la précision du propos et à l’importante documentation qui le sous-tend.
Le livre s’intéresse tout d’abord à la réalité de l’errance d’un point-de-vue historique. En tant que fondement de l’espèce humaine tout d’abord: le peuplement de la terre n’a rien été d’autre qu’une nomadisation qui s’est fixée à un moment donné. En tant qu’expression d’une forme de marginalité ensuite: le vagabondage a frappé de tout temps les couches les plus miséreuses de la population.
Le phénomène « s.d.f. » contemporain est le produit de multiples facteurs complexes. Cela peut se passer à partir d’une réalité psychologique (instabilité liée à une éducation carentielle), culturelle (certaines familles mettent leurs enfants à la porte à la majorité), économique (perte d’emploi stable suite à un licenciement), professionnelle (absence de qualification), événementielle (accident traumatisant telle la mort d’un conjoint ou d’un enfant) ... Si,  bien des raisons peuvent expliquer l’errance, on peut néanmoins à partir des approches statistiques bien partielles dont on dispose, délimiter les contours de cette population. On l’estime à environ 400.000 personnes (soit moins de 1% de la population) qui se répartissent entre 90.000 sans abri, 50.000 avec des abris de fortune, 50.000 en centres d’hébergement et plus de 200.000 mal connus. Le sdf est dans 80% des cas un homme et un homme seul (même si certains ont été antérieurement mariés avec des enfants). La fourchette d’âge se situe entre 18 et 55 ans (les plus âgés sont à l’hospice ou déjà mort). Seulement 15 à 20% sont d’origine étrangère. Ils sont issus des milieux pauvres des grandes villes et de leur banlieue.
Trois pertes essentielles caractérisent l’entrée dans la dérive de l’errance: la perte du logement, celle du vêtement normé et enfin celle du travail. Se rajoutent à cela la rupture de tout lien familial, relationnel ou institutionnel antérieur ainsi que toutes les anciennes manières de vivre et de se comporter. A la rue, l’individu va venir hanter les espaces publics: gares, aéroports, métros, jardins, galeries de centres commerciaux. Leur survie, il la doive à de petits boulots sous-qualifiés, mais aussi et surtout à la manche, à la délinquance, voire la prostitution. Alimentation carencée (du meilleur dans les soupes populaires au pire dans les sacs-poubelles), conditions d’hygiène déplorables, la santé et les corps se dégradent très vite.
Les auteurs proposent une échelle de la misère au sein de laquelle ils distinguent la misère blanche (sous-prolétariat vivant en dessous du smic), la misère noire (celle des sdf) et la misère absolue (qui ne concerne que les clochards qui ont renoncé à toute espèce d’emploi et qui ont sombré dans l’alcoolisme et le handicap mental). Plancher de l’échelle sociale, le sdf constitue le symbole de la désocialisation et un bouc-émissaire idéal à l’identité collective.

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°358 ■ 20/06/1996