Vies privées: de l’enfant roi à l’enfant victime

Caroline ELIACHEFF, Odile Jacob, 1996, 153 p.

Caroline Eliacheff fait partie de ces psychanalystes qui s’adressent au nourrisson en interprétant son regard ou son sourire comme une compréhension du sens du message qu’ils leur destinent.

Mais elle n’a pas hérité de Dolto que de cette seule conviction. On trouve dans son dernier ouvrage toute une série d’affirmations gratuites et de théories hasardeuses qu’aucune démonstration ne vient étayer. Amalgame et généralisation abusive constituent la base d’une argumentation parfois des plus douteuses.

Ainsi, bien peu de professionnels trouvent grâce à ses yeux.

Les travailleurs sociaux ? Ils «ont les plus grandes difficultés à ne pas assimiler totalement les personnes à leur acte» (p.20) Heureusement la grande psychanalyste était là pour nous rappeler à notre devoir ! Que l’absence de jugement moral soit la base du métier des professions sociales lui importe peu, tout comme par exemple le fondement de l’ordonnance de 1945 concernant l’enfance délinquante qui consiste justement à ne pas identifier le jeune qui transgresse la loi avec son acte. Madame Eliacheff a trouvé son «mauvais objet» et ne le lâche plus ... A la page suivante notre grande pédopsychiatre en rajoute: «Le travailleur social n’a pas à se substituer à l’enfant, mais l’aider à se construire avec ses parents tels qu’ils sont». Voilà un précepte révolutionnaire qui nous est ici révélé et qui va -n’en doutons pas- bouleverser nos pratiques qui jusqu’à présent se contentaient de culpabiliser les parents aux yeux de leurs enfants.

Le juge des enfants ? Lorsqu’il «se laisse dicter sa conduite par l’ASE (Aide Sociale à l’Enfance) celle-ci est vécue comme toute-puissante et ne peut être que persécutrice» (p.26) Chacun sait que les magistrats sont à la botte des services sociaux ... Non, madame Eliacheff, l’ASE assume ses responsabilités en défendant un point-de-vue technique. Dans certains cas le juge la suit, dans d’autres non. Il est important que les familles soient épaulées par un avocat qui vienne contrebalancer le pouvoir des services socio-éducatifs. Mais il est tout aussi légitime que ces derniers défendent leur position, s’ils estiment l’enfant mis en danger par la décision du juge (en le réinterpellant ou en ayant recours à une procédure en Cour d’Appel).

Les maternités ? «Je ne crois pas qu’un seul service d’obstétrique puisse prétendre qu’il traite ces femmes (qui accouchent sous x) comme des mères à part entière et ne les exclut pas, consciemment ou non, dans les faits ou dans les mots, de la communauté humaine» (p.40). Quand on méprise ainsi toute une profession, il ne faut pas se contenter de «croire», il faut le démontrer. Mais, c’est trop demander à Madame Eliacheff qui d’ailleurs quelques pages plus loin semble avoir trouver l’exception à sa généralisation; elle donne le détail d’une situation d’une femme bosniaque venant accoucher dans l’anonymat suite à un viol:  «Le nourrisson et sa mère ont fait l’objet de tous les soins de la maternité, et j’apprends incidemment, qu’un médecin a même donné son adresse personnelle à la mère et qu’il connaît son nom» (p.64)

L’ASE qui recueille une lettre ou une cassette de la mère abandonnante à l’intention de son enfant ? «Encore faut-il que par la suite, le personnel de l’ASE ait à coeur de conserver ces traces et que personne ne s’autorise à faire disparaître du dossier de l’enfant les éléments que la mère a choisi de laisser» (p.44). Comme disait la mère Denis «c’est bien vrai, ça !» Il y a tellement de gens négligeants ou mal intentionnés dans cette administration ...

Le dispositif de lutte contre l’enfance maltraitée ? «Nous sommes passés du déni systématique de la maltraitance intrafamiliale -un parent ne peut pas faire cela à son enfant- au soupçon systématique: tous les parents sont potentiellement maltraitants» (p.56) Il paraît même que plusieurs parents ont été traînés en correctionnelle pour avoir donné une claque à leur enfant ... Il paraît ...

Les campagnes sur les droits de l’enfant ? «Sur le plan juridique, on a assisté à la mise en cause de plus en plus radicale de l’autorité parentale. Celle-ci est assimilée à une domination abusive ...» (p.125) Les parents seraient devenus de véritables victimes de la tyrannie infantile etc, etc, etc ...

Caroline Eliacheff pratique un manichéisme exemplaire: «la victimisation des enfants va de pair avec la diabolisation des parents, ce qui contribue à la disqualification de la fonction parentale en général» (p140-141). N’existerait alors que le parent qualifié de «mauvais» par les travailleurs sociaux  qui le persécuteraient et le «bon parent» qu’il s’agit de réhabiliter: «Des parents qui ne viennent pas (rendre visite à leur enfant), on dit qu’ils ne remplissent pas leurs devoirs. Des travailleurs sociaux, on dit simplement qu’ils ont trop de travail» (p.86-87). Heureusement  zorro-Eliacheff rétablit la seule et unique vérité: les parents qui ne viennent pas sont de bonne foi car «ils ne savent pas quoi faire avec l’enfant, ils se sentent jugés, les pleurs sont des reproches, chaque visite se termine par une nouvelle séparation.» Par contre «quand les travailleurs sociaux ne tiennent pas leurs engagements, c’est une faute professionnelle» (p.87)  Quelle engeance cette profession: tout s’arrangerait si bien s’ils ne venaient pas aggraver une situation déjà bien dégradée et que la grande psychanalyste Eliacheff a tant de mal à récupérer.

Ce florilège peut laisser penser au lecteur que Caroline Eliacheff ne dit que des âneries. Ce serait aller vite en besogne. Tout au contraire, les outrances s’articulent avec des démonstrations fort intéressantes. Ainsi celle concernant la vérité qu’il faut toujours dire aux enfants et que l’auteur s’empresse de relativiser: «il ne faudrait pas que le jeune âge qui servait de prétexte à ne pas parler aux enfants -ils ne comprennent rien- serve maintenant de prétexte à leur dire n’importe quoi -ils peuvent tout entendre» (p.69). Mais aussi ce rappel que la psychothérapie n’est pas la panacée et que même face à un traumatisme, elle ne convient pas forcément à tout le monde. Ou encore cette très jolie définition de l’action du psychanalyste: «Lorsque le psychanalyste essaie de comprendre au lieu de ressentir, il n’est plus dans le vrai car la compréhension renforce le refus inconscient d’entendre. C’est quand il accepte de ressentir pour comprendre, qu’il est dans la vérité. Quand le psychanalyste parle «vrai», il ne sait pas ce qu’il dit, il dit quelque chose qu’il ne savait pas qu’il savait» (p.70) Cette priorité donnée au ressenti sur le savoir est au coeur de l’empathie qui constitue l’un des outils de base de toute relation d’aide qu’elle soit thérapeutique, sociale ou éducative. Caroline Eliacheff sait dire des choses pertinentes. Mais que de maladresses aussi !

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°394 ■ 17/04/1997