Le prix du bien-être: psychotropes et société

Edouard ZARIFIAN, Odile Jacob, 1996, 282 p.

Stress, chômage de longue durée, menace de précarisation, isolement social ... tous les ingrédients sont réunis pour que la montée du mal-être se traduise par un accroissement notable de la consommation d’alcool, de drogue mais aussi de médicaments psychotropes. Et effectivement,  la France prescrit 2 à 4 fois plus de ces médicaments que tout autre pays Europe.
Pourtant, d’autres circonstances que la montée de la crise permettent d’expliquer ce record dont on se passerait bien.
Edouard Zarifian a remis, début 1996, au ministre de la santé, un rapport qui constitue un réquisitoire implacable et pour le moins inquiétant et que les éditions Odile Jacob nous présentent ici.
Au départ, il y a des produits diffusés par des laboratoires pharmaceutiques dont l’objectif est bien la réalisation d’un chiffre d'affaires et de profits. Cette réalité ne serait pas gênante si les contre-pouvoirs nécessaires étaient en fait inexistants. Car les laboratoires producteurs des molécules commercialisées sur le marché sont aussi ceux qui par leurs subventions et leurs publicités, financent les colloques et symposia nationaux et internationaux, la presse médicale ainsi que les expertises et études scientifiques devant déterminer l’efficacité de leurs propres produits !
Deuxième dérive, celle concernant les médecins généralistes qui constituent 70 à 80% des prescripteurs de médicaments psychotropes. La faible formation initiale qu’ils reçoivent à propos de la dépression et de l’anxiété ne les prédispose pas à exercer un esprit critique face à la promotion diffusée tant par les média que par leurs patients. Aucune réflexion d’ordre éthique ou sociologique n’a permis en France de s’interroger sur la diffusion de ces produits.
Quant aux commissions ministérielles chargées de surveiller la mise sur le marché et l’efficacité des nouveaux médicaments, elles agissent hors de toute transparence et sans vraiment prendre les moyens que ses membres démontrent leur indépendance à l’égard des firmes pharmaceutiques.
Enfin, la problématique-même des troubles psychiques semble pour l’essentiel influencée par la vision organiciste: chaque trouble correspondrait à un médicament. La classification américaine des déficiences (le fameux D.S.M.) en est arrivée à sa IVème édition, chaque lobby faisant pression pour obtenir soit un retrait (c’est le cas des homosexuels), soit une inscription supplémentaire (le nombre d’entités psycho-pathologiques est ainsi passé de la première version à l’actuelle de 180 à plus de 300). Exit les pratiques non-traditionnelles, exit les effets placebos, exit les prise en charge psychopathologiques qui sont encore largement dans le milieu médical du domaine du tabou.
Après avoir longuement détaillé les chiffres des consommations de tranquillisants, d’hypnotiques, de neuroleptiques et d’antidépresseurs dans notre pays, Edouard Zarifian met en garde contre la médicalisation pharmacologique de l’existence et le danger de confusion entre souffrance pathologique et malheur ordinaire. La médecine est-elle destinée à remplacer les pratiques rituelles, imaginaires et symboliques qui pendant des siècles ont permis à l’être humain de répondre aux frustrations du quotidien et aux situations de perte ?
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°392 ■ 03/04/1997