Jeunes délinquants - Désert de Tunisie

Au travers du Grand Erg Oriental

La marche à pied comme nouveau support d’insertion pour les délinquants les plus lourdement déstructurés ? L’idée n’est pas si saugrenue. Et en plus, ça marche !
Traverser à pied le désert de Tunisie, sur 220 kilomètres, avec huit jeunes âgés de 16 à 19 ans, ce n’est pas un projet facile. Mais choisir, pour le faire, d’emmener un groupe d’adolescents inscrits dans la délinquance, l’errance et un processus d’échec, c’est vraiment se compliquer la tâche. C’est ce projet fou qui a été mené du 14 au 29 octobre 1999, à l’initiative de Georgette Kainz, chef de service éducatif au Service Educatif Auprès du Tribunal de Thionville (1).
 

Un terrain d’aventure pour se reconstruire

Au départ, il y a cette volonté d’une éducatrice d’accrocher des jeunes délinquants sanctionnés par le système judiciaire et qui se font tout particulièrement remarquer par leurs comportements de fuite et d’évitement, leurs passages à l’acte violents et spectaculaires, cumulant échecs sur échecs, mesure pénale sur mesure pénale. Pour sortir ces jeunes de leur galère et transformer l’errance en itinérance, il fallait un projet si inconcevable et si exceptionnel qu’ils pourraient y adhérer sans trop y croire. Et quoi de plus utopique et mythique que ce désert qu’on se propose de traverser sans assistance ni téléphonique, ni médicale, ni de véhicule. Immergé dans un environnement dépouillé de tout artifice et réduit à sa plus simple expression, on y apprend à vivre le manque et à donner du prix à l’essentiel. On se débarrasse de toutes les futilités, de tout ce qui n’est pas indispensable pour survivre. On ne conserve que le strict nécessaire des objets et des pensées. On finit par réaliser que l’important n’est pas d’avoir mais d’être, d’être soi-même. Fantastique support de socialisation et de réappropriation de soi. Mais un tel projet nécessite aussi une importante préparation et un énorme investissement humain qui l’un et l’autre doivent être à la hauteur des résultats escomptés.
Voilà donc le groupe constitué. Ce sont neuf garçons et une fille dont seuls huit iront jusqu’au terme de l’aventure. Tous sont chargés d’une histoire déjà très lourde malgré leur jeune âge : délinquance, incarcération, prise en charge psychiatrique, victimes de maltraitance, multiplications des échecs de placement et de mesures éducatives, toxicomanie etc... Des jeunes qui ont beaucoup de mal à verbaliser préférant les passages à l’acte et inscrits dans le « tout ou rien » et le « tout, tout de suite »... Les uns et les autres adhèrent tout de suite au projet qui leur est proposé, ne croyant qu’à moitié qu’on ait pensé à eux pour quelque chose d’aussi exceptionnel . « Si je suis venu, c’est que c’est pas tout le monde qui part dans le désert » explique Farid. « C’est unique, je n’aurai plus jamais l’occasion de partir faire un aussi beau voyage » renchérit Eric.
A partir du mois de février 1999, chaque jeune est vu en entretien individuel de trois à cinq fois par mois. Il s’agit de dresser avec lui l’état des lieux, de repérer son mode de fonctionnement et de questionner le sens de ses passages à l’acte. A compter du mois d’avril, ces rencontres s’intensifient afin de vérifier leur motivation et leur implication dans le projet. Au cours de l’été, chaque jeune va traverser pendant une semaine la forêt vosgienne. Il est accueilli par le lieu d’accueil non traditionnel « Transhumance ». Il peut ainsi se familiariser avec les outils pédagogiques de l’itinérance : rencontre avec le éléments naturels, vie dans la nature, apprivoisement de l’habitat nomade, fabrication du pain et des repas, préparation d’un bivouac, maîtrise du feu, cheminement avec les animaux de bât, etc ... Quatre jours avant le départ, l’ensemble du groupe est réuni. C’est l’occasion d’un repas trappeur, sous un tipi. Chacun peut alors se présenter et verbaliser ses motivations et ses peurs : « j’ai envie de partir, mais je ne sais pas si je reviendrai », « peut-être qu’on va mourir là-bas », « j’ai envie de partir, mais je suis mort de trouille et je ne sais pas encore si je serai au départ », « je pars pour étonner mon juge parce que je sais qu’elle ne me croit pas capable de partir. Ca va lui fermer la bouche » « il y a plein de vipères et des scorpions, si ça se trouve on va tous y rester », « en vérité, je n’avais pas envie de partir, Madame Kainz n’a pas lâché l’affaire, alors je me suis dit que je valais le coup ».
 

Face au désert

Les voilà donc, en ce 15 octobre, à pied d’oeuvre. Après un voyage en car, en avion et en voiture tout-terrain, s’étend devant eux l’immensité de ce désert du grand Erg oriental qu’il vont devoir traverser durant 13 jours, en rupture totale avec le reste du monde. La caravane est composée d’un guide et de quatre chameliers (avec leur dix chameaux), de trois éducateurs et de huit jeunes. Le rythme de la journée est incontournable : lever à 5 heure du matin. A partir de 6h15, chacun aide pour baraquer les chameaux. Ensuite, on marche jusqu’à midi environ. La chaleur écrasante ne permettant pas de continuer après le repas, c’est le temps de la sieste. L’après-midi est d’abord utilisé pour un travail d’écriture. Chaque jeune est invité et soutenu dans l’expression de ses ressentis. Son style est parfois difficile, voire phonétique. Mais qu'importe, ce qui compte, c’est qu’il puisse cheminer avec lui-même, mieux se comprendre et se découvrir autrement. La fin d’après-midi (entre 16h00 et 18h00) est aussi l’occasion des entretiens individuels : chacun sera reçu ainsi deux fois dans le séjour. Un bureau est installé dans le désert pour se mettre à l’ombre, pouvoir écrire, se désaltérer et s’énergiser avec quelques « délicatesses sucrées ». L’entretien se déroule en dyade, une éducatrice intervenant plus dans le dialogue et l’autre prenant des notes. Parfois, des invités inopinés s’imposent et sont violemment rejetés quand ils ne sont pas responsables d’un déménagement du bureau : les scorpions.
Puis vient le temps de la « parlerie ». Elle a lieu autour du feu, en présence du guide qui s’affaire à la préparation du repas du soir. Elle est menée par un jeune désigné chaque jour pour faire circuler le cahier de doléances et jouer ainsi un rôle de médiateur. Cette rencontre prend la forme d’échanges et d’explications sur ce qui s’est passé dans la journée. Il s’agit de mettre des mots sur ce qui a été vécu et de rechercher, ensemble, les modalités permettant de favoriser la vie du groupe, la convivialité et le respect de chacun. La journée se termine par un repas suivi de chants et de danses. Etonnement pour les jeunes de voir le sens de la fête du guide et du chamelier. Ils essaieront d’être aussi heureux qu’eux sans vraiment réussir à se détendre. Ils les soupçonneront de se droguer et leur subtiliseront leur tabac à chiquer pour vérifier !
Au cours du voyage, il a fallu s’atteler à différentes tâches incontournables. Ce fut d’abord le ramassage du bois pris en charge par l’ensemble du groupe à 17h00 (sauf le jeune qui était en entretien individuel à ce moment là) . Vaisselle, rangement, aide à la cuisine furent assurés à tour de rôle sous la responsabilité du guide. Un responsable de l’eau fut aussi institué. Mais, cette responsabilité ne fut pas toujours assumée correctement. Ainsi, l’oubli de certains jeunes de remplir leur gourde ou encore cette guerba vidée une nuit par des jeunes désireux de se laver. Le lendemain, la décision du guide tombait : « on marchera toute la journée pour arriver au puits avant la nuit ». 47°, au cœur du zénith. Chacun a marché en prenant conscience qu’ici   « l’eau est plus que de l’or, c’est la vie. »
 

L’expérience initiatique

Cette traversée du désert a permis à chacun de faire le point avec lui-même : « impossible de se fuir ! Impossible de ne pas composer avec l’autre et de ne pas le supporter ! Impossible de ne pas se prendre en charge ! Il faut se porter, se supporter soi-même, arriver à marcher rien qu’avec soi-même, lâcher ce qui est trop lourd, ce qui fait trop mal, ce qui n’a jamais pu être mis en mots » explique Georgette Kainz. Et de citer, en illustration, ce jeune qui pique une crise à cause des mouches qu’il vit comme très agressives. Il se recouvre d’une chemise à manches longues et s’enroule la tête et les mains dans son cheich. Mais, il continue à hurler qu’il se fait agresser. Il sera facile de le faire cheminer sur la souffrance interne qui le mine. L’environnement étant réduit à sa plus simple expression (quelques couleurs, quelques traces de vie et la caravane), il est ais de  repérer ce qui relève du dedans et du dehors, ce qui appartient à soi et ce qui appartient à l’autre et donc de travailler sur sa propre problématique. Les réflexions des jeunes sont parlantes : « dans le désert, j’ai trouvé les clés pour ouvrir les portes » affirmera l’un d’entre eux qui a déjà fait une tentative de suicide. « Maintenant, je suis pur, plein d’énergie psychique et physique » dira un autre. « C’est comme dans un puzzle, les morceaux commencent à se recoller » confirmera un troisième. « Ici, il n’y a rien à faire, tu es obligé de te regarder de l’intérieur... Ici, j’ai trouvé une force mentale» ou encore « tout seul on ne peut pas survivre... je savais que je ne devais pas me battre, que je devais toujours me maîtriser, car si on commence à péter les plombs, tout le monde pète les plombs ... et c’est la mort ... »
Face à ce genre d’expérience, la question qui est vite posée se situe dans l’après. Que sont-ils devenus ? Six mois après leur retour, le bilan est largement positif : six des huit jeunes qui ont participé à cette aventure en sont revenus suffisamment transformés pour réussir à s’engager dans des choix d’insertion à la fois professionnelle et sociale.  
 

Les clés du succès

La confrontation à l’extrême entre de plus en plus dans les pratiques éducatives comme autant d’expériences initiatiques favorisant le dépassement de soi-même. « Plutôt que la prison, voilà qu’on paie des voyages exotiques aux délinquants ! » pourrait s’offusquer l’opinion publique. Ce serait oublier qu’une aventure permettant de réaliser quels sont ses propres mécanismes de fonctionnement et d’apprendre à les contrôler est bien plus porteur que tout enfermement et par là même bien plus utile tant pour le délinquant que pour la société. Permettre aux jeunes les plus déstructurés d’aller au bout de leurs limites et de leurs peurs, c’est aussi les aider à se reconstruire. Pour cela, un certain nombre de conditions doivent être réunies. Et en premier lieu,  établir une relation de confiance suffisante qui ne peut être véritablement fondée qu’à condition que les éducateurs prennent les mêmes risques que les jeunes et partagent les mêmes éprouvés. Ensuite, il faut passer par un temps de préparation qui permette à chacun d’avancer à son rythme en intégrant ses phases de recul, d’hésitation de résistance et d’observation. Et surtout de permettre aux jeunes de vérifier que le voyage n’est qu’un support et un prétexte à un travail sur soi. Encore cette authenticité des adultes qui se traduit notamment par le souci de nommer ce qui se passe et de toujours distinguer ce qui est du ressort de sa propre responsabilité et ce qui relève de la responsabilité du jeune. Sans oublier cette constante : toujours respecter le jeune en accueillant ce qu’il ressent, en comprenant ce qu’il vit, en l’accompagnant dans ses manques, ses limites et ses faiblesses et en le soutenant dans son affirmation de soi. Enfin, c’est le solide étayage fourni par les adultes : les éducateurs avaient tellement questionné, réfléchi et investi le projet qu’ils se présentaient, dans le respect de leur style, avec une grande harmonie. Quant au guide et chameliers, hommes du désert, ils se soumettaient à l’implacable loi de la nature et aux codes, rites et rituels de la vie des nomades sur lesquels on ne pouvait transiger.
Traverser le désert pour se retrouver soi même et aller à la rencontre de l’autre : l’objectif, était ambitieux. Il a été atteint. Il fera dans les mois à venir l’objet d’un livre écrit par tous ses participants « les voies du désert ». Preuve de la pertinence de ce type d’expérience qui mérite d’être encouragé et doit donner au secteur socio-éducatif le désir d’innover et d’inventer des pratiques originales qui font la preuve de leur efficacité.
 
(1) On peut se procurer le bilan de ce voyage (dont cet article est une synthèse) en écrivant à Georgette Kainz : SEAT 6 cour du Château 57100 Thionville Tél.  : 03 82 53 01 21   Fax : 03 82 53 69 35
 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°548 ■ 19/10/2000