Adultes porteurs de handicap : jusqu’où va le droit à la sexualité?

Alors que la question de l’accès à la sexualité pour les adultes atteints de handicap est de plus en plus prégnante, un établissement a fait un choix radical…

Le reportage proposé aujourd’hui cherche à répondre à deux objectifs contradictoires : rendre compte d’une pratique hors du commun, tout en garantissant l’anonymat des équipes qui l’appliquent. Tout ce qui va être décrit mérite d’être porté sur la place publique. En même temps, cette action pourrait entraîner de graves ennuis pour les professionnels qui la mènent, s’ils pouvaient être identifiés. Aussi, si les faits rapportés sont véridiques et validés par l’équipe, tout élément permettant une reconnaissance possible a été brouillé : les détails, les lieux, les noms des personnes apportant leur témoignage sont fictifs. Ce qui va être décrit peut choquer certains lecteurs (« c’est inadmissible d’aller aussi loin ») ou en convaincre d’autres (« ils ont osé transgresser un tabou »). Inconscience ou courage, il reviendra à chacun(e) de qualifier ce qui va être présenté. L’audace de ce qui est appliqué au quotidien, dans cet établissement, mérite qu’on s’y attarde.

 

Répondre aux besoins

Nous sommes donc quelque part dans l’hexagone. L’établissement reçoit des adultes porteurs d’un handicap lourd, excluant pour la plupart la déficience mentale. Certaines personnes sont dépendantes d’un tiers pour les actes essentiels de leur vie. Mais, d’autres sont malgré tout en capacité d’exercer un travail protégé. Certains logent sur place dans de petits studios. D’autres vivent à l’extérieur. Comme tout un chacun, ces résidents sont potentiellement en quête d’une vie affective et sexuelle. Dans bien des établissements, ce droit est encore interdit : les femmes résident à un étage et les hommes à un autre, les surveillants de nuit ayant pour consigne de veiller à ce qu’il n’y ait aucune visite nocturne des un(e)s chez les autres. Toute transgression provoque une sanction disciplinaire, voire une exclusion. Et voilà qu’ici, on met tout en œuvre pour aider des adultes à vivre pleinement, librement et sereinement leur sexualité, en prenant en compte leur demande. Une femme veut quitter ses vêtements informes (col roulé et pantalon) que lui achètent systématiquement ses parents et aspire à se montrer coquette et à se vêtir à la mode ? Une visite dans un magasin est organisée où elle optera un chemisier et une petite jupe, choisis pour leur pouvoir de séduction. Un homme demande à ce qu’un miroir soit installé dans sa douche et qu’il soit laissé seul quand il se lave ? Une psyché sera fixée à l’endroit souhaité et le professionnel se retirera au moment de la toilette.

 

Vivre sa sexualité librement

Un couple se fréquente ? Ses manifestations affectives sont non seulement acceptées, mais banalisées. Cela peut être pour un soir ou de manière durable. Cela relève de son choix. Une préférence pour l’hétérosexualité ou l’homosexualité ? Une telle attirance appartient aux adultes, ici comme ailleurs. Les professionnels n’interviennent aucunement dans leur orientation sexuelle. Plusieurs résidents passent un film pornographique sur le téléviseur d’un de leurs studios ? Cela concerne leur vie privée qu’aucune intrusion ne saurait venir troubler. Les personnes accueillies posent une demande pour aller visiter le salon de l’érotisme ? Ils y sont conduits par un professionnel qui les accompagne à l’intérieur. Une femme sollicite son éducatrice pour qu’elle l’installe nue dans son lit, afin de pouvoir recevoir son amoureux, en soirée ? Tout est préparé de façon à ce que la visite se déroule dans les meilleures conditions : l’homme arrive, entre dans la chambre et ferme la porte derrière lui. Un adulte demande à s’installer en appartement extérieur pour y vivre avec sa compagne ? Tout est fait pour lui permettre de réaliser son projet. Un adulte explique vouloir fréquenter une prostituée ? Le nécessaire est assuré pour permettre cette visite : non seulement, il est conduit chez la péripatéticienne, mais l’accès à la chambre d’hôtel est aménagé, quand il n’est pas adapté aux fauteuils roulants. Un groupe d’adultes sollicite l’équipe afin de se rendre dans une maison close à la frontière du pays voisin ? C’est un peu loin. Mais, un transfert est organisé, afin de répondre à ce projet conçu par les résidents.

 

Une culture d’établissement

Ce qui est mis en oeuvre dans cet établissement n’est pas récent. La culture qui s’y est développée est déjà ancienne. Beaucoup de familles et de professionnels ont toujours eu des difficultés - et en ont encore aujourd’hui, ici comme ailleurs- pour se représenter que la personne souffrant d’un handicap puisse accéder à un quelconque désir sexuel. Tout un travail de réflexion a été mené ici, au point de banaliser des pratiques qui sont bien loin de l’être ailleurs. Les familles ne sont ni consultées, ni sollicitées pour une quelconque autorisation, car l’équipe considère que si les adultes valides n’ont pas à obtenir l’accord préalable de leurs parents dans leur choix de vie pourquoi ceux qui sont porteurs de handicap auraient à le faire. Les habitudes qui ont été prises ici, depuis plus de trente ans peuvent sembler très innovantes. En fait, l’équipe explique sereinement n’être ni dans l’incitation, ni dans le contrôle, mais vouloir simplement accueillir les demandes des personnes accompagnées au quotidien et tenter de répondre à tous leurs besoins y compris sexuels, sans poser ni de règles, ni d’interdiction autres que celles du respect d’autrui et de la loi qui s’imposent à tout un chacun, que l’on soit atteint d’un handicap ou pas. Il n’y a pas à porter un quelconque jugement de valeur sur la sexualité souhaitée, car il s’agit là d’un acte essentiellement personnel. Telle est l’éthique défendue ici qui répond à un seul objectif : s’aligner sur le droit commun.

 

Prévention et gestion des dérives

Il serait étonnant qu’une communauté humaine, au prétexte qu’elle est composée de personnes avec handicap, soit exempte de dérapages. Ceux-ci ont lieu, comme dans le reste de la société à la différence qu’ici, leur potentialité est prise en compte bien en amont et qu’ils sont traités dès qu’ils se manifestent. Des associations tels le Planning Familial ou l’Espace Santé sont des partenaires incontournables pour sensibiliser et informer les résidents sur toutes les questions de contraception et de maladies sexuellement transmissibles. L’éducation à la vie affective et aux relations entre les hommes et les femmes n’est pas oubliée. Comme partout ailleurs, il est essentiel de parler de la nécessaire inhibition de certains comportements sexualisés en public, des codes propres au vivre ensemble, de la place de la tendresse dans la relation à l’autre ou de la liberté pour chacun(e) de ne pas répondre au désir qu’un tiers manifeste pour lui (elle) … ou de cesser de le faire. Dès que sont apparues des formes de harcèlement de la part de certains hommes à l’encontre de résidentes, ces comportements ont été repris, les femmes concernées étant soutenues dans leur liberté de pouvoir refuser. Et quand un résident a été surpris à surfer sur internet pour rechercher des photos d’enfants, l’interdit lui a été signifié. A sa demande, des filtres ont été installés sur son ordinateur. « On retrouve ici les mêmes travers que dans le reste de la société : les mêmes sentiments affectueux qui se tissent, la même brutalité qui éclate parfois et la même souffrance lors des ruptures amoureuses », commente Bertrand Dugain, Chef de service.

 

Jusqu’où ?

« Notre souci est de répondre aux situations qui se présentent, non d’une façon globale, mais individualisé, dans l’esprit du projet personnalisé » poursuit-il. Il reconnaît volontiers la chape de plomb qui existe sur la question de la sexualité dans le secteur médico-social. Elle pèse sur son propre Conseil d’administration a connaissance que ce sujet est traité, mais sans trop vouloir en savoir plus. Comme dans bien d’autres lieux d’accueil, son établissement est attentif à l’attention portée à l’estime de soi. Mais, pourquoi chercher à (se) plaire, si l’on doit réduire la quête de l’autre au seul fantasme ? Son établissement est simplement passé de la reconnaissance du désir des résidents à l’aide à leur concrétisation. L’expérience a montré que la fréquentation des prostituées ne règle rien, tant elles sont souvent vécues comme décevantes : « ce sont des femmes remarquables : très douces, attentives et empathiques. Mais, il arrive souvent que les résidents en reviennent désappointés. Au-delà de l’acte mécanique, ce qu’il recherchent c’est de l’affectif, de la tendresse et des sentiments forts », conclue Bertrand Dugain. Notre société est encore imprégnée d’une morale judéo-chrétienne dont on a pu constater l’influence, lors du vote de la loi sur le mariage pour tous. Beaucoup d’esprits ne sont pas encore prêts. Le travail social a toujours été précurseur, en défendant des valeurs humaines qui protègent les droits des plus vulnérables. Et la possibilité pour les personnes porteuses de handicap de connaître une vie affective et sexuelle en fait partie. Mais, ces légitimes besoins se heurtent aux représentations du handicap, aux modalités de vie institutionnelle et à la capacité d’autonomie aléatoire, selon le degré de déficience.

 

Sexualité et handicap

Pendant longtemps, la sexualité des personnes avec handicap a traîné derrière elle la représentation de l’ange ou de la bête. Ces personnes étaient vécues soit comme asexuées car l’on pensait que leur déficience les privait de tout désir, soit comme submergées par des pulsions bestiales irrépressibles. Les tenir à distance de toute sexualité permettait d’éviter de les pervertir et surtout de les contenir, sans oublier de conjurer le risque de maternité. Bien sûr, les mentalités évoluent et on en est plus tout à fait là. Ce qui ne signifie pas pour autant qu’on en soit très loin ! Beaucoup d’établissements sont dans la réflexion et l’expérimentation pour répondre aux besoins de vie affective et sexuelle de leurs résidents. Mais, cela va rarement au-delà d’une sensibilisation à la sexualité ou d’une formation aux relations entre hommes et femmes. Ces règlements intérieurs qui interdisent toute manifestation sexualisée et menacent d’exclusion celui ou celle qui transgresserait ce tabou ont-ils tous disparu ? Quant à l’autonomie des personnes prises en charge, elle pose le problème de l’accompagnement dans un registre où elles n’ont pas toujours la possibilité d’agir sans le soutien d’un tiers. La Belgique et la Suisse ont officialisé la fonction d’assistant sexuel. Dans notre pays, cette pratique est encore inimaginable. L’accès la prostitution, quant à lui, percute de plein fouet le débat de société qui oppose les abolitionnistes dénonçant une insupportable violence faite aux femmes et les partisans de la dépénalisation, revendiquée au nom du droit à disposer de son corps. Le recours à une relation sexuelle tarifée constitue-t-elle l’ultime recours de personnes lourdement handicapées souhaitant accéder à la sexualité ou n’est-ce pas plutôt là une intolérable compromission face à l’une des pires exploitations de la personne humaine ? A cette question, l’établissement qui vient d’être présenté a répondu. Au lecteur de se faire son opinion. Quant aux professionnels, il leur revient d’avoir à situer les limites de leur pratique, en assumant les risques de faire bouger les lignes ou en refusant de modifier le statu quo légal.

 

Ce que dit la loi
Un professionnel conduisant un adulte porteur de handicap auprès d’une prostituée peut tomber sous l’incrimination de proxénétisme qui, selon l’article 225-5 du code pénal, est défini comme « le fait, par quiconque, de quelque manière que ce soit : 1° D'aider, d'assister ou de protéger la prostitution d'autrui (…) est puni de sept ans d'emprisonnement et de 150.000 euros d'amende ».

 

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1187 ■ 09/06/2016