Bateau accessible aux handicapés

Conduire un bateau à moteur quand on est paralysé : c’est possible !

Un handicap qu’il soit de naissance ou qu’il fasse suite à un accident de la vie interdit bien des activités que les valides pratiquent, quand ils le désirent. Rendre accessible les loisirs n’est pourtant pas impossible : la preuve par l’Handimar 580 !

Denis Calvez n’en est pas à son coup d’essai. Depuis le jour où, il y a 25 ans, tout juste formé en ébénisterie, il accepta une mission intérimaire au sein de ce qui se nommait à l’époque encore un CAT, après quelques petits boulots, il n’a jamais plus quitté le monde du handicap. Chargé d’organiser les loisirs dans une unité de vie extérieure durant les week-ends et les vacances scolaires, il a pu disposer d’un certain temps libre. D’aucun aurait utilisé cette disponibilité pour vaquer à des occupations personnelles. Lui, il s’est consacré pendant 12 ans, comme Président fondateur à l’association Solidarité santé, contribuant à de multiples actions humanitaires tant en Afrique de l’ouest qu’en Europe de l’est (collecte de médicaments, implantation de pharmacie de village, d’antennes chirurgicale ou pédiatrique). Autant dire, que notre bonhomme n’a pas l’habitude de rester les deux pieds dans le même sabot : il regorge d’un dynamisme et d’une créativité à en revendre, qui ne demandent qu’à s’exprimer. Qu’on en juge !
 
 

Un projet ambitieux

Nous sommes en Bretagne, une région longée par 2.730 kilomètres de côtes et 700 îles et îlots. C’est très naturellement que les loisirs s’y tournent fréquemment vers l’Armor, la mer, dont on n’est jamais à plus de 80 kilomètres de distance. Le nord Finistère est échancré par des Abers, de profonds estuaires qui pénètrent dans le littoral, un peu à la manière des rias de Galice ou dans une moindre mesure des Fjords de Norvège. C’est dans cet environnement, véritable paradis pour les bateaux qui trouvent là des abris naturels, que se déroule notre action. Dans le cadre des activités du CAT, Denis Calvez fait acheter une Caravelle destinée à offrir à la trentaine d’adultes dont il a la charge des activités nautiques. Mais, il se rend très vite à l’évidence : il ne peut prendre que six personnes en même temps et tout le monde n’apprécie pas forcément le froid de l’humidité et les embruns, pas plus que l’inconfort de la gite et de l’instabilité de la navigation à voile. Le lumbago attrapé par une collègue, après qu’elle ait aidé à l’embarquement acrobatique d’une personne en fauteuil finit de le convaincre. Il n’existe pas sur le marché de bateau permettant qu’une personne à mobilité réduite puisse accéder sans faire de l’équilibrisme ? Qu’à cela ne tienne, il va le créer ! Il a déjà expérimenté aux fêtes nautiques de Brest 2004 une première embarcation à fond plat, pouvant prendre à son bord quatre fauteuils. Mais, c’est un ancien hangar désaffecté sur le port de Paluden à Lannilis, le long de l’Aber Vrac’h, qui l’a poussé à imaginer un projet encore plus ambitieux : créer un centre nautique proposant une flottille de 8 embarcations à moteur sans permis spécialement aménagées pour accueillir des personnes à mobilité réduite.
 
 

Aber-an-holl

En juillet 2000, il a fondé une association : « Aber-an-holl » (« Aber pour tous » en breton). La réflexion prend forme, le dossier s’étoffe. Des subventions sont recherchées pour financer les études préalables. La municipalité de Lannilis contactée, a semblé prête à remettre le bâtiment en état, l’association se chargeant de son aménagement. « Nous voulions installer au rez-de-chaussée un accueil, un secrétariat et une infirmerie. Au premier étage, directement accessible par le parking, nous aurions proposé un club-house où auraient pu se croiser les plaisanciers, les marins de passage et les personnes handicapées. » explique-t-il. Des gîtes ruraux aménagés aux alentours permettant l’hébergement de groupes de vacanciers handicapés, on pouvait envisager jusqu’à  trois groupes de sept personnes en même temps, avec pour chacun trois encadrants et un animateur mer. Une étude de faisabilité va mettre quatre ans à être réalisée. Rendue le 1er juillet 2004, elle valide le contenu du projet, attestant d’un marché potentiel. Outre les séjours de vacances proposés aux établissements pour enfants ou adultes souffrant de handicap, le Centre de rééducation fonctionnelle de Kerpape, fort de ses 325 accidentés de la vie, enfants et adultes, a fait savoir son intérêt pour une telle activité à même de tenter de redonner un tant soit peu de goût à l’existence à ses patients durement atteint moralement par leur accident. Et puis, le 12 décembre 2005, c’est le coup de bâton sur la tête. Le Conseil municipal se prononce contre le projet : la base ne pourra pas s’implanter sur son territoire. Les arguments avancés sont étonnants : un coût prohibitif à la location (en fait l’embarquement pour un groupe de six personnes, revient pour chacun à 6 € de l’heure), un encombrement dangereux pour la circulation maritime (le trafic se serait accru de 7%)…
 
 

Une création unique

Pour Denis Calvez, commence une traversée du désert. Son projet s’est effondré, manquant de l’entraîner avec lui dans sa chute. Mais c’est sans compter sur ses ressources. Un temps, découragé, il repart bientôt. Abandonnée la base nautique ? C’était pourtant une idée géniale. Reste le bateau. Finie l’aventure associative qui l’a amené à l’impasse. Il crée le 1er juin 2007 une SARL (Courant d’Ouest) et y investit avec quelques amis 50.000 €. Il n’a aucune compétence ni en construction navale, ni en commercialisation ? Il cherche à s’entourer de professionnels de l’industrie et sollicite l’IUT Génie mécanique de Brest. Il fait construire une coque aux chantiers navals Plastimer de Saint Guénolé et va la porter d’artisan en artisan pour la faire aménager. Le prototype finalement mis au point présente un accès à la proue et deux autres à bâbord et à tribord, une passerelle déployable suffisamment large permettant à chaque fois un accès sur les cales et les pontons : un fauteuil peut monter à bord et en descendre de façon autonome. Au milieu du pont, un plateau rotatif télécommandé donne la possibilité d’une orientation à 360 °. Denis Calvez l’a conçue pour répondre aux besoins de certaines personnes prenant des traitements photosensibles nécessitant de tourner le dos au soleil. Accessoirement, elle offre l’opportunité d’un angle de vue à volonté. La console de direction fixée sur un rail peut, à la demande, glisser et être positionnée au-dessus du fauteuil. Mais la commande peut aussi se faire depuis une platine de direction équipée d’un joystick directement fixée sur les accoudoirs du fauteuil, donnant ainsi la possibilité aux personnes ayant des difficultés de préhension, de pouvoir néanmoins piloter le bateau !
 
 

Quel avenir ?

Le 12 juillet 2008, Handimar 580 était inauguré en présence de Pierre Maille, Président du Conseil général du Finistère. Commençait alors sa première utilisation sur une large échelle : tout au long des Fêtes maritimes Brest 2008 (11 au 17 juillet), c’est près de 300 personnes en fauteuil roulant qui sont montées à bord de ce bateau hors du commun. Fabrice Gakière, animateur hippique victime d’un accident l’ayant rendu tétraplégique, propulsé pour l’occasion pilote d’essai, témoigne : « il n’y a plus cette notion de transfert. Nous ne sommes plus balancés à bord comme un morceau de bidoche. On éprouve une réelle sensation de valide » (Le Télégramme 11/6/2008). L’Handimar 580 est homologué par la société Veritas pour sa flottabilité et sa stabilité. D’une longueur de 5,80 mètres, il peut accueillir à son bord  sept personnes pour un poids total de 525 kilos. Comme tout concepteur, Denis Calvez a repéré tous les points de détail qui nécessitent des réglages, des adaptations et des modifications. Il envisage à présent de commercialiser un modèle de base qui pourrait être doté à la demande des différents équipements disponibles. Le coût à l’unité (aux alentours de 50.000 €) pourrait diminuer s’il y avait production d’un minimum d’exemplaires. Plusieurs démarches ont été engagées afin de trouver l'entreprise susceptible d'assurer l’ingénierie du projet de développement et d’industrialisation du prototype. Car, les débouchées existent. En fait, un tel navire peut avoir une utilisation très polyvalente.
 
 

Dépasser le handicap

Qui peut le plus, peut le moins : il peut d’abord être utilisé dans des conditions tout à fait ordinaires et servir à transporter un public sans difficulté particulière qui trouvera amusant de conduire un bateau à moteur à l’aide d’un joystick. Les télécommandes pour les téléviseurs ont au départ été conçues pour les clients à mobilité réduite, avant d’être généralisées à l’ensemble d’une population qui aurait bien du mal aujourd’hui à s’en passer. Mais l’Handimar 580 est surtout fait pour accueillir à son bord des passagers plus fragiles. Cela peut intéresser un retraité commençant à avoir des soucis de hanche ou d’équilibre et par conséquent des difficultés à embarquer. A la population de plus en plus vieillissante de notre société pouvant donc potentiellement être intéressée par un tel loisir sécurisé, se rajoute une clientèle constituée non seulement des pensionnaires de structures d’accueil spécialisées pour personnes handicapées (allant du handicap mental jusqu'à la personne souffrant de tétraplégie), mais aussi un public qui, pour être à mobilité réduite, n’en est pas moins solvable et prêt à financer ses propres activités de loisirs, pour autant que celles-ci leur soient proposées. Clubs de voile, centres nautiques, école de plongée, clubs de vacances, stations balnéaires, ports de plaisance, collectivité assurant des transports publics fluviaux, maison d’accueil et associations proposant des loisirs aux personnes handicapées et âgées… les destinataires d’un tel équipement sont donc potentiellement multiples et nombreux.

 

Une nouvelle culture

Ce qui manque pour permettre à un projet comme Handimar 580 de décoller, ce n’est donc pas la clientèle hypothétique, mais bien la concrétisation de sa demande. Théoriquement, rien n’empêche une personne souffrant d’une déficience de bénéficier des activités culturelles ou sportives ouvertes aux valides. Encore, faut-il que les installations leur soient accessibles. Le législateur a donné jusqu’au 11 février 2015 aux lieux publics pour que toute personne puisse y accéder quel que soit son handicap. Quand on se promène dans nos centres villes, on constate trop souvent encore la fréquence de l’inadaptation du mobilier urbain, des trottoirs, des seuils de porte des magasins ou des administrations etc… Il y a un véritable gouffre entre l’obligation faite par la loi de 2005 de permettre l’accessibilité et les travaux entrepris pour rendre l’environnement accessible. Si ces obligations d’aménagement ne sont pas totalement ignorées et commencent à être appliquées, on est encore bien loin du compte. La faiblesse de la mobilisation des autorités concernées laisse à penser que, pour elles, ce dossier n’est pas vraiment une priorité. Et c’est bien là le problème de notre pays que d’être prompt à lancer de grandes déclarations d’intention, mais d’être bien moins soucieux de prendre les moyens de les concrétiser dans le quotidien. Cela implique par exemple de supprimer toute rupture de la chaîne du déplacement et ainsi de permettre à un fauteuil roulant de circuler aisément, sans être arrêté par des obstacles à répétition. C’est sans doute pour cela que le prototype de Denis Calvez apparaît révolutionnaire et avant-gardiste. Alors que tant de progrès restent encore à accomplir dans le banal quotidien, il se présent comme le précurseur d’une nouvelle culture, celle qui devra impérativement s’imposer dans les décennies à venir. En rendant la navigation maritime à la portée de la personne la plus en difficulté, il préfigure ce que devra devenir le plus vite possible notre société. Il montre ainsi qu’il a tenu compte de la leçon de William Shakespeare: « ils ont échoué, parce qu'ils n'avaient pas commencé par le rêve.

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Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°914 ■ 29/01/2009