« Ça commence toujours par un café »

Ils refusaient d’être stigmatisés par leurs compatriotes. Ils ont voulu démontrer qu’ils n’étaient pas différents d’eux. Ils l’ont dit à travers le théâtre. Le résultat obtenu va bien au-delà de leurs espérances.

Ils sont treize dans les coulisses du Théâtre de Saint Nazaire, ce 19 septembre 2015. La pression monte. On n’a pas voulu leur dire combien avait fait le déplacement. Ils ont juste appris que les deux cents cinquante livres préparés initialement n’avaient pas été distribués, car les spectateurs étaient trop nombreux. Ils sont rassurés : ils ont évité le bide. Soudain, Sylvain est pris d’une forte angoisse qui lui donne envie de partir. Marie l’a pressenti : « tu restes avec nous », lui a-t-elle dit. Le rideau se lève. La salle est dans l’obscurité. La pièce se déroule comme prévu. Quand elle se termine, ils viennent saluer et aperçoivent enfin les spectateurs « Je n’ai pas compris pourquoi les gens s’étaient mis debout », se rappelle Karine. La salle s’est levée, applaudissant à tout rompre, les larmes coulant chez certains. Il faut dire que les témoignages sont autant de coups de poing à l’estomac. « J’eus envie d’expliquer à la dame que son métier, je le connaissais et que je l’avais fait avant elle, et que j’avais vendu des châteaux » explique Philippe sur scène, évoquant le refus de l’employée de l’agence immobilière de louer un logement à un allocataire du RSA. « Ils m’ignorent parce que je suis le voisin qui ne fait rien. Je suis une quantité négligeable donc négligé » constate Sam, mis à distance dans son quartier. « Mon fils, il vient de s’inscrire comme demandeur RSA ! Bac plus cinq ! J’ai vendu mon appartement pour lui payer des études et on ne lui propose que des stages non rémunérés » s’indigne Cathy.

Après le spectacle, un buffet était programmé. Les comédiens ne pourront le rejoindre tout de suite. Dans le hall, les spectateurs les abordent, les félicitant, les encourageant. Quelques uns sont persuadés que cette diction nette et précise et ce déplacement élégant sur scène démontrent une longue expérience d’acteur et d’actrice. Une dame prend même à part Béatrice pour l’assurer qu’avec un tel talent, elle ne peut que s’en sortir. Quand elle s’enquière de sa formation professionnelle, elle est stupéfaite d’apprendre qu’elle est assistante sociale, tout comme ses trois autres collègues qui se sont mêlées à la troupe composée d’allocataires du Revenu de Solidarité Active.

 

Changer le regard

Cette représentation est l’aboutissement d’un long travail mené au sein des deux groupes ressources RSA de Saint Nazaire qui se sont montés en février 2010 (voir encadré). Un premier projet avait permis d'aller à la rencontre des allocataires du RSA et de réfléchir avec eux sur les questions qu’ils se posaient. C’est la technique du théâtre forum qui avait alors été utilisée, aboutissant à la présentation, le 2 octobre 2012, du spectacle intitulé « les acteurs du RSA se mettent en scène » (1). Souhaitant prolonger le succès déjà obtenu à l’époque, un atelier d’une demi douzaine d’allocataires se constitue, en juin 2013, autour des ressentis de la stigmatisation vécue par les allocataires. Les réflexions le plus souvent entendues fusent : « ils profitent du système », « ils n’ont aucune ambition de s’en sortir », « ils préfèrent vivre de leurs allocations que de travailler » etc... Au point d’inventer un métier, explique Sylvain, quand le coiffeur l’interroge sur son activité professionnelle : il n’ose pas dire qu’il perçoit le RSA. Pour le groupe, l’envie qui l’emporte n’est pas d’inspirer la pitié, ni de faire pleurer dans les chaumières, mais bien de changer le regard et de montrer que rien ne distingue les allocataires des autres citoyens, qu’ils ont les mêmes fragilités et les mêmes compétences. Tout de suite, surgit l’idée d’un livre qui recueillerait tous ces témoignages, meilleur moyen qu’ils puissent servir au-delà du groupe. La première étape consiste à venir défendre ce projet devant la Commission locale d’insertion.

 

Un an de travail

La présentation faite à plusieurs voix emporte l’adhésion. La CLI valide le projet. Restait à trouver une personne ressource susceptible d’accompagner la démarche d’écriture. Angèle, la responsable des relations publiques du Théâtre de Saint Nazaire avait invité le groupe à venir assister au spectacle monté par la Compagnie Quartier nord avec la Maison de l’apprentissage. Séduits par l’émotion qui émerge de cette représentation, les allocataires échangent avec Marie et Elena, les deux artistes qui l’avaient mis en scène. C’est une véritable alchimie qui s’opère. Le style direct, l’écoute attentive et le respect qui caractérisent les deux femmes séduisent le groupe. C’est Marie qui animera l’atelier d’écriture, sur dix séances, du mois de décembre 2014 au mois de mars 2015. Dix allocataires y participeront. Un noyau dur va tenir, de bout en bout. Certains partiront en cours de route et d’autres arriveront. C’est cette souplesse qui a sans doute le mieux favorisé la spontanéité et la créativité qui jaillissent, alors. Des professionnels de l'insertion vont participer, eux aussi, à trois de ces séances. Différentes techniques sont utilisées : le brainstorming, l’acrostiche, le déploiement de l’imaginaire à partir d’un souvenir (« je me souviens … »), d’une projection  (« si j’étais un animal ») ou d’objet personnels apportés par les membres du groupe. Tous ces exercices n’ont qu’on objectif : stimuler les témoignages. Marie veut, avant tout, s’imprégner des récits qui lui sont apportés. Elle en réclame toujours plus. « Elle nous disait : « j’en veux, j’en veux, j’en veux » », raconte Karine.

 

S’imprégner d’un vécu

« Ce qui m’a le plus surprise, c’est qu’elle ne prenait jamais aucune note. Et pourtant le résultat est très proche de ce que nous avons exprimé », complète Béatrice. Mais, Marie se nourrit aussi des témoignages de huit personnes ayant vécu un parcours d’allocataire du RSA et ont réussi à s’en sortir. Pour compléter sa compréhension de ce vécu si particulier, elle demande à expérimenter un rendez-vous avec une assistante sociale. Quatre professionnels pressentis donnent leur accord. Ils savent qu’une des personnes qu’ils vont recevoir dans les semaines à venir sera l’animatrice de l’atelier d’écriture. Un scénario crédible a été imaginé. L’entretien mystère se tiendra, sans que l’assistante sociale ne se doute qu’il s’agit en fait de Marie. Et, durant tout ce temps, Elena sa complice (voire encadré) photographie et filme, sans que quiconque ne s’en aperçoive vraiment. Respectueuse du droit de chacun(e) à l’image, elle le (la) fera apparaître ou non dans la production finale. A l’issue de la dernière séance, Marie entre en écriture. Elle s’isole du groupe et rédige pendant plusieurs semaines. Le 18 mai, elle rend son texte. C’est quelques jours, avant une réunion des groupes ressources, programmée le 3 juin. Elle s’y rend avec beaucoup d’appréhension : a-t-elle été fidèle aux récits qui lui ont été confiés ? Son texte n’a-t-il pas déçu ? A-t-elle réussi à retransmettre l’intensité des vécus, sans tomber dans l’apitoiement ? Les réactions sont diverses.

 

Du recueil à la scène

Si pour chacun(e), c’est un choc de se lire, les uns se sentent reconnus, quand d’autres vivent difficilement l’effet miroir que le texte leur renvoie. Pour autant, « l’objectif recherché depuis le début « faire changer le regard sur les allocataires RSA » était atteint : chacun en était d’accord », explique Natacha. Il fallut, ensuite, passer à l’étape suivante. Dès le début, la proposition d’une représentation théâtrale avait été faite. Elle avait provoqué alors de fortes réticences : si, écrire son vécu avait entraîné l’enthousiasme, mettre en scène ces mêmes récits et s’exposer, c’était une autre affaire. « Finalement, c’est l’excitation qui a pris le dessus », témoigne Karine. Le groupe se retrouve cinq journées, du 14 au 18 septembre, pour une semaine intense de répétition. La présence chaleureuse de l’équipe du Théâtre de Saint Nazaire et son soutien indéfectible vont les rassurer et les encourager. « On était traité comme des artistes », se souvient Sylvain. Quand arrive le grand jour, le groupe ne change rien à ses coutumes : se faire la bise en arrivant, commencer par un café… sauf que, cette fois-ci, ils se tiennent par la main, pour se donner du courage, avant d’entrer en scène. Ils en sortiront comme sur un nuage. Car, rencontrer des gens totalement inconnus qui les remercient de leur avoir ouvert les yeux, entendre une spectatrice leur expliquer qu’elle était entrée avec un certain état d’esprit et qu’elle en ressortait différente …  la preuve était faite que leur objectif était pleinement atteint : changer le regard.

 

Carton plein !

Des élus et responsables du Conseil départemental présents sont impressionnés par le spectacle. Ils demandent à ce qu’il soit rejoué devant les cadres et agents du département. Le groupe répond volontiers à cette demande. Nouvelle salle de spectacle à Nantes, nouveau défi. Le public change. « On s’attendait à ce que ce soit sans doute plus difficile pour réussir à les accrocher », rapporte Karine qui évoque leur inquiétude, alors que la rumeur des conversations perdure, au début de la représentation. Puis, progressivement, les téléphones et les tablettes, qu’on aperçoit depuis la scène, s’éteignent. Le silence se fait. « Je me suis demandé s’ils ne s’étaient pas endormis », raconte encore Karine. Et puis, là encore, à l’issue du spectacle un tonnerre d’applaudissements et une standing ovation, des minutes durant. Avec les mêmes rencontres chaleureuses dans le hall, tant de spectateurs voulant les féliciter. Dès le lendemain, le groupe anime une lecture à plusieurs voix, dans une médiathèque. Une ultime représentation sera programmée le 18 décembre. Mais, il est temps de passer à autre chose. Le groupe n’entend pas faire carrière. Ce moment magique leur a beaucoup apporté personnellement et collectivement. Ils souhaitaient que leur livre devienne un outil pour faire changer le regard sur le RSA ? Il a été diffusé dans tous les centres médico-sociaux du département, des professionnels l’utilisant comme support d’accompagnement auprès des allocataires. Ils voulaient encourager à entrer dans les groupes ressources ? Depuis la représentation de septembre, huit nouvelles personnes ont demandé à intégrer ceux de Saint Nazaire. Les voilà prêts à repartir vers de nouvelles aventures et de nouveaux projets, avec en perspective les biennales internationales du spectacle. Natacha Renaud, Béatrice Bouquain, Martine Lévèque et Virginie Masson, assistantes sociales ainsi que Laurence Le Coadou coordinatrice du projet, les artisans de cette action voient leurs engagements couronnés d’un succès inespéré. Un travail de fourmi trop souvent déployé à bas bruit et qui, pour une fois, est placé sous les projecteurs.

 

(1)     À voir sur le site du Conseil départemental le film « Les acteurs du RSA se mettent en scène » (28’) : http://www.loire-atlantique.fr

 


La compagnie quartier nord
Marie Louët et Eléna Varoutsikos sont deux sœurs, l’une comédienne et auteure, l’autre graphiste et vidéaste qui mêlent systématiquement le théâtre et la vidéo pour extraire la poésie du réel. Elles aiment se définir comme une compagnie urbaine de création, clin d’œil au projet CUCS (contrat urbain de cohésion sociale) auxquels elles ont souvent été associées dans différentes villes. Du réel à la fiction, des rencontres à la création, leur compagnie ne cesse de questionner la réalité, le quotidien. Prendre le temps de regarder les détails les plus infimes de l’ordinaire, les sublimer et réaliser des portraits artistiques d’un quartier, d’une école, d’une association, des gens tout simplement …
Contact : http://www.compagniequartiernord.com/

 

Les groupes ressources
Conformément à la loi de 2008 généralisant le Revenu de Solidarité Active qui prévoit dans son article 1er « la participation effective des personnes intéressées », le Conseil départemental de Loire Atlantique a intégré des allocataires dans les Commissions locales d’insertion. Il a toutefois voulu aller plus loin, en créant des groupes ressources se réunissant  une fois par mois. Si l’occasion est ainsi donnée aux allocataires de partager leur vécu, leurs remarques sont remontées et contribuent à améliorer l’organisation du dispositif. Ils ont aussi la possibilité de mener des projets spécifiques. Les professionnels liés à l’insertion présentent l’existence de ces groupes, invitant les allocataires qu’ils rencontrent à les rejoindre s’ils le désirent. Les deux groupes ressources existants sur Saint-Nazaire réunissent chacun une dizaine de personnes.

 

 

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1180 ■ 04/03/2016