Vivre en famille à l'île d'Yeu

Depuis 1976, une maison d'enfants à caractère social propose un accueil atypique de familles monoparentales et de leur(s) enfants, dans un cadre hors norme.

Prenez : une île de 23 km² située à vingt kilomètre au large de la Vendée ; un lieu d’accueil permanent pour des familles monoparentales en souffrance ; un centre de vacances de tourisme social ; un centre nautique. Mélangez le tout : vous obtenez CAVAL, acronyme de Centre Autogéré de Voile et d’Animation Locale qui fête cette année ses quarante ans d’activité sur l’île d’Yeu.

 

Quarante ans d'activité

En 1975, un groupe de jeunes moniteurs originaires du Jura, passionnés de voile et engagés professionnellement dans l’action socio-éducative projette de créer un centre nautique sur un site dont ils sont tous amoureux. Du rêve à la réalité, il n’y a parfois qu’un pas. Le 5 avril 1976, les statuts de la nouvelle association sont déposés. Il ne s’agit pas de créer un club de voile de plus qui se contenterait de vendre des prestations sportives. L’ambition fondatrice -l’apprentissage de la vie en collectivité et l’ouverture aux autres- s’abreuve aux idéaux de l’autogestion, de la non-directivité et du militantisme. « Dès le départ, la vocation de loisirs a été articulée à une volonté affichée de s’ouvrir à un public métissé et hétérogène, composé aussi de personnes en difficulté sociale et éducative », explique Bertrand Grenon, son directeur depuis 1995. L’acquisition de la maison Cap Horn, en 1977, permet d’accueillir des classes vertes, des séjours de comité d'entreprise, des groupes en stages de voile … mais aussi des adolescents venus de la banlieue parisienne suivis par les services socio-éducatifs, rétifs aux limites et au cadre. La confrontation parfois rugueuse entre ces jeunes et la population locale incite l’association à chercher une autre orientation. Elle décide alors de répondre à l'opération « premier départ en vacances » financée par la CAF. A partir de 1983, CAVAL commence donc à accueillir des parents et leurs enfants n’ayant jamais bénéficié de départ en congés, mais aussi des familles monoparentales confrontées à des mesures de placement et prises en charge par l’Aide sociale à l’enfance. La formule originale articulant loisirs et accompagnement éducatif séduit très vite les équipes de protection de l’enfance qui en viennent à regretter que les séjours soient trop courts. Le Conseil d'administration et l'équipe éducative de CAVAL sont convaincus eux aussi, de la possibilité d'une action plus suivie. A compter de 1989, ce sont des séjours à l’année qui sont alors proposés: plus d'une centaine de familles vont se succéder sur le site, dont 235 enfants. L’achat en 1986, au nord de l’île, d’un ancien corps de ferme qui aura nécessité des mois de rénovation, permet de répartir spatialement les activités. Dorénavant, le Cap Horn accueillera en long séjour. Quant au Marais salé, il hébergera à la fois le Centre nautique et les séjours de vacances familiaux.

 

Cap Horn

Ce sont six à sept familles monoparentales qui sont donc accueillis en permanence. Le prix de journée perçu par l'association est calculé sur le nombre d'enfants accompagnés: treize maximum. Leurs parents ont en commun un vécu personnel parfois bien rude. Ce sont surtout des mamans (et quelques papas) démunis socialement, économiquement et culturellement, en proie à des difficultés pyscho affectives et/ou victimes d'histoire et de parcours douloureux et perturbés. Cela va de la violence conjugale aux situations d'errance, en passant par les problématiques addictives et psychologiques ou encore le handicap. Ce sont là autant de risques ou de dangers pesant sur leur parentalité, leurs enfants bénéficiant de mesures de protection administrative ou judiciaire. Adressées par les services de l'aide sociale à l'enfance, souvent en alternative à un placement, ces familles séjournent à Cap Horn en moyenne deux ans. L'équipe éducative propose un accompagnement global destiné à (re)souder la cellule familiale, à (ré)apprendre à ces parents à prendre soin de leurs enfants et à progresser dans leurs capacités éducatives et sociales : veiller au suivi médical et scolaire de leurs enfants, accompagner leurs loisirs, gérer un budget, élaborer des repas équilibrés, assurer les courses, etc... « Même s'il existe des possibilités de chantier d'insertion, l'objectif premier de notre action est centré sur l'apprentissage de la vie quotidienne, sans pour autant enfermer le parent dans ce seul statut », explique Bertrand Grenon. Des ateliers d'épanouissement personnel leur sont proposés, quand leur enfant est à l'école ou à la crèche. « Avant d'être parent et pour être parent, il faut d'abord être quelqu'un », poursuit-il.

 

Les étapes du séjour

Le séjour commence toujours par un accueil en collectif : le site principal du Cap Horn est composé de quatre studios, d'une cuisine et d'un espace de vie et de loisirs communs répartis de part et d'autre d'une petite cour ombragée. Cette cohabitation peut être vécue bien différemment par les familles. Pour les unes, elle constitue une aubaine qui rompt l'isolement, favorise l'émulation entre pairs et incite à la mutualisation des savoir-faire. Ainsi, chaque parent, à tour de rôle, se doit de cuisiner pour tout le monde, ce qui peut s'avérer très valorisant. Pour d'autres familles, le collectif constitue une contrainte forte : être confronté en permanence au regard des autres peut provoquer des tensions. En fonction de l'évolution constatée, une orientation est décidée avec la famille vers l'un des cinq appartements individuels éparpillés sur l'île, dont dispose l'association. Le suivi se poursuit alors, mais à distance, l'accent étant mis sur une plus grande autonomisation et responsabilisation de la famille. On est là dans le registre d'une AEMO renforcée. Les modalités de sortie de CAVAL ne sont jamais fixées à l'avance. Tout dépend de l'évolution vécue tout au long du séjour. Le travail engagé n'attend pas de résultats immédiats et n'a pas pour ambition exclusive un retour à une vie de famille classique. Ce qui est recherché, c'est l'exploration de tous les champs du possible. Bien entendu, il y a ces départs se concrétisant par la fin de la mesure de placement. Mais, il y a eu aussi cette maman choisissant de retourner vivre avec son compagnon violent et sollicitant une famille d'accueil pour ses enfants ou cette autre s'enfuyant de CAVAL, provoquant ainsi la décision de séparation judiciaire d’avec son enfant qu'elle appréhendait.

 

Marais salé

Si les longs séjours occupent une place centrale dans l'activité de CAVAL, les vacances familiales n'ont pas été abandonnées. C'est même l'un des quatre seuls établissements en France à proposer une telle offre. Le Marais salé dispose de sept studios équipés chacun de quatre à six lits et d'une petite cuisine. Il accueille, chaque année, cinquante familles sur une dizaine de séjours de douze jours, et ce, à chaque congé scolaire. S’y retrouvent des parents revivant un temps avec leurs enfants dont ils sont séparés le reste de l'année ou des familles pouvant enfin partir en vacances. Car, ce sont d'abord de vraies vacances. Chacun a le choix de participer ou non aux activités proposées : pratiquer de la voile ou du kayak, découvrir l'île en vélo. Mais aussi, se prélasser sur une chaise longue ou se laisser aller au farniente et à la baignade sur la plage. L'accompagnement est souple, mais vigilant. Le soutien est permanent, sans être intrusif. Il s'agit de rendre le séjour à la fois agréable et apaisé, mais aussi profitable au regard des difficultés initiales. Chaque occasion est saisie pour retisser les liens familiaux. Un point est fait tous les jours par l'équipe sur chaque famille accueillie, afin d'ajuster au mieux l'accompagnement individualisé proposé. A l'arrivée, au pied de l'embarcadère, nombre de familles sont fatiguées, parfois un peu malades du fait de la traversée en bateau et anxieuses de ce qu'elles vont vivre. Elles repartent satisfaites par un séjour qui leur a permis de passer du temps avec leur(s) enfant(s). Un CD contenant les photos de leurs vacances leur permettra de garder le souvenir de leur séjour.

 

L'intégration au tissu îlien

L'accueil à l'île d'Yeu pourrait apparaître comme une forme d'exil des populations à problème, mises à distance du reste de la société. Il constitue effectivement un vrai isolement, à une heure de bateau du continent. C'est un atout sécurisant, quand il s'agit de protéger un parent de son conjoint violent ou harceleur. C'est plus problématique, quand il faut assurer les visites protégées avec l'autre parent. Ce cadre très contenant « peut s'avérer très étouffant pour les familles accueillies et les salariés, qui ne cessent de se croiser dans le microcosme que constitue Yeu », concède Marine Bétus, éducatrice spécialisée. Pour autant, il y a un signe positif : « le turn over du personnel est limité », confirme Marc Escarcrabe, chef de service éducatif. « Il est légitime que certains professionnels aient envie de voir autre chose. Aussi, nous organisons des échanges avec des maisons d'enfants du continent, chacune « s'échangeant » une semaine un éduc. » Depuis quarante ans, CAVAL fonctionne en osmose avec la population insulaire. Les enfants accueillis sont scolarisés dans les écoles maternelle et primaire, au collège et au lycée de l’île d’Yeu. Trente licenciés îliens fréquente le club de kayak de CAVAL, tout au long de l’année. Tout cela crée un réseau d'interconnaissance et contribue à réduire les préjugés. « Au départ, il y a eu beaucoup de fantasmes sur la « racaille » qui habitait à CAVAL. Et puis, quand on se retrouve à la superette en présence d'une famille accueillie chez nous et que son propre enfant fait une crise parce qu'il veut des bonbons, on a le sentiment de vivre parfois les mêmes difficultés. Aujourd'hui, les enfants vivant au Cap Horn reçoivent les mêmes invitations aux anniversaires des familles îlaises que leur petits camarades, preuve de leur intégration », explique Anne Mallet, éducatrice spécialisée. De cette expérience originale qui a fait les preuves de sa pertinence, on attendrait bien un essaimage … avant les quarante prochaines années.

 

Les records
« Le séjour le plus court a duré un mois et demi : une maman souffrant de graves troubles psychiatriques peu compatibles avec l'exercice de sa parentalité se montrait très maltraitante à l'égard de son enfant. Un signalement a été fait, pour protéger l'enfant. Le séjour le plus long a été de sept ans. La maman s'est ensuite installée sur l'île avec ses deux filles qui sont grandes aujourd'hui et se portent très bien, ayant réussi à faire avec leur maman, telle qu'elle est. » Marc Escarcrabe
 
 
CAVAL, c’est …
100 familles accueillies, dont 235 enfants
15 salariés équivalents temps plein.
70 % de l’activité concerne les longs séjours, 20 % les séjours de vacances et 10% le centre nautique
13 enfants scolarisés sur l'île
Formation de 6 apprentis éducateurs spécialisés et moniteurs éducateurs, 2 éducateurs sportifs Brevet d’État Kayak et Voile, 1 moniteur BPJEP kayak
130 €/enfant prix de journée en séjour long.
106 €/personne en séjour de vacances.
 
 
L'admission
Les structures susceptibles d'accueillir des parents âgés de plus de trente ans, avec des enfants de plus de cinq-six ans sont rares. CAVAL, ne pose pas de condition d'âge, mais refuse tout candidat atteint d’une psychose grave (c’est le cas du seul rejet connu depuis 1995) ou refusant d’entrer dans la parentalité. Avant l’admission, les candidats sont reçus sur place, les familles déjà accueillies étant sollicitées pour dialoguer avec eux. Comme on peut s'en douter, le trente dossiers reçus chaque année dépassent les capacités d'accueil. Le Conseil départemental de Vendée se réserve 50 % des places. L'autre moitié des familles accueillies vient pour l'essentiel de la région parisienne. Les dossiers de séjours de vacances sont acceptés, dès qu’ils sont complets, sans aucune sélection.
 

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1188 ■ 23/06/2016