Écrasons l’infâme

Dix jours après l’assassinat de Samuel Paty, la colère ne s’apaise pas. Au-delà de la peine, de l’effroi et du ressentiment qui animent bien d’entre nous, ce qui se joue c’est la détermination à surtout ne pas baisser la tête et à résister à ce fanatisme qui est passé à l’acte. Pour autant, même si les travailleurs sociaux font partie des cibles potentielles désignées par DESH, nous devons prendre garde de ne tomber ni dans l’amalgame, ni dans l’instrumentalisation, ni dans la stigmatisation.

Non à l’amalgame. A entendre le discours ambiant, il faudrait choisir son camp : celui de la République se défendant contre un islamisme bien décidé à la détruire ou celui de minorités dominées victimes de l’islamophobie.

Rappeler combien les conditions de vie actuelle des populations issues de l’empire colonial français constituent un terreau fertile pour le terrorisme serait faire le jeu des islamistes.

Rappeler que le culte musulman peut être perverti par des dérives extrémistes criminelles serait faire le jeu de l’idéologie post-coloniale, en montrant du doigt une communauté opprimée.

Cela n’est pas sans rappeler la guerre froide au cours de laquelle les défenseurs de la liberté avec comme chef de file les USA s’opposaient aux défenseurs du prolétariat ayant à leur tête l’URSS. Dénoncer à la fois les crimes de l’impérialisme américain et à la fois la tyrannie sanguinaire soviétique revenait à se mettre à dos les deux camps, chacun vous accusant d’être complice de son adversaire.

Osons l’affirmer avec force : si nous ne pouvons qu’exécrer toute radicalisation en général et ses formes terroristes en particulier, il nous faut aussi refuser de nous focaliser sur les seules conséquences et rappeler à notre société certaines des causes des grenades qui lui explosent aujourd’hui à la figure !

Non à l’instrumentalisation. La pression est déjà forte sur les éducateurs de rue, sommés de collaborer à la détection et au signalement de tout ce qui pourrait s’identifier à une forme d’intégrisme. Après les derniers attentats, l’injonction risque encore de s’accentuer. Quelle part les professionnels du social doivent-ils prendre dans la dénonciation des dérives dont ils sont témoins ? Leur crédibilité et leur légitimité sont en jeu. Evaluer les tenants et aboutissants de la radicalisation nécessite d’entrer dans une complexité qu’on ne peut réduire au rôle d’auxiliaire des services de renseignements policiers. Le travail d’accompagnement, de soutien et d’aide réalisé chaque jour par les professionnels du social est infiniment plus utile à la lutte contre le fanatisme, que le rôle d’informateurs de police qu’on pourrait vouloir leur faire endosser. Après l’attaque brutale des services de prévention spécialisée qui intervenaient au cœur des quartiers-ghettos (affaiblis par mesure d’économie), il ne manquerait plus qu’on instrumentalise notre fonction.

Osons l’affirmer avec force : si nous devons continuer à aller à la rencontre des populations les plus précarisées, ce n’est pour jouer les balances.

Non à la stigmatisation. Les relents de xénophobie se mêlent aux légitimes réactions contre le terrorisme, accusant la religion islamique d’être intrinsèquement liée aux passages à l’acte radicaux. Cette essentialisation nous est étrangère. Notre formation et notre expérience professionnelle nous invitent à aborder chaque situation d’une manière singulière, sans jugement de valeur. Même si cet idéal n’est pas toujours atteint, c’est le fondement de notre déontologie. Savoir cerner les risques potentiels liés à la radicalisation requière une formation que nous n’avons pas reçue. Et ce n’est pas interventions de la préfecture venant nous décrire les indicateurs de signaux faibles et forts qui vont vraiment nous aider. Nous attendons plutôt des réponses à bien d’autres questions. Que faire quand la frustration, l’humiliation et le racisme vécus par certains jeunes les font basculer vers une idéologie qui leur fait miroiter reconnaissance et estime de soi ? Quelle perspective apporter quand la discrimination à l’emploi, au logement ou à la formation les empêchent de sortir de leur ghetto ? Comment réussir à les détourner de l’intégrisme, quand la République ne se montre pas capable de garantir les conditions de l’intégration qu’elle leur promet ? Le journaliste Vincent Gendrot infiltré dans un commissariat du XIXème arrondissement décrit les objectifs des patrouilles de police auxquelles il a participé : « la chasse aux bâtards » qui visent en priorité des noirs, des arabes ou des migrants tutoyés, insultés et frappés. Au prétexte de lutte contre le terrorisme, cela va-t-il encore s’aggraver ?

Osons l’affirmer avec force : la société qui semble aujourd’hui vouloir se contenter de renforcer les moyens de répression nous inquiète.

Face aux guerres de religions du XVIIème siècle, Voltaire mena un combat que l’on peut résumer à sa formules choc : « écrasons l’infâme ». Il en appela alors à se battre contre toutes formes de superstition, de fanatisme et d’intolérance d’où qu’elles viennent. Notre action de travailleurs sociaux s’inscrit dans ce programme tout azimut de dénonciation des injustices, persécutions et discriminations, aucune iniquité ne pouvant en justifier une autre, en retour.

 

Tribune publiée sur le site de Lien Social le 27 octobre