Les conditions de l’alternative

Comment est-il possible de sortir de sa routine, de cesser de faire toujours plus de la même chose et d’accepter de se lancer dans des actions innovantes, venant renouveler ses pratiques, ses postures et ses habitudes accumulées depuis des années ? Un certain nombre de conditions semblent nécessaires. Elles ne sont pas forcément cumulatives, mais plus elles sont réunies, plus l’alternative a des chances de se concrétiser. Énumérons-les, sans forcément les hiérarchiser. La première d’entre elles concerne des professionnels qui doivent être prêts à se remettre en cause, à bousculer leur manière d’agir, à s’autoriser le changement. Il est bien plus rassurant et plus confortable d’agir à l’identique, jour après jour. Et il est particulièrement déstabilisant de s’avancer dans l’inconnu, en ne s’arc-boutant pas sur des convictions et des certitudes. C’est bien là la seconde circonstance permettant  de changer. A force de prétendre avoir percé à jour l’être humain, les grandes écoles de pensée qui abreuvent la soif de compréhension du travail social, flirtent trop souvent avec une vision sinon totalitaire, au moins totalisante du monde. Elles s’en défendent bien sûr, mais la psychanalyse, le comportementalisme, la systémie etc… fonctionnent avec des préceptes devenus parfois avec le temps de véritables dogmes que rien ne va pouvoir remettre en cause. Et quand la réalité semble contredire la théorie, c’est qu’il y a forcément une résistance inconsciente, « quelque part ». Réagissant, en 1953, à la répression de la révolte ouvrière par le régime communiste de RDA, Bertold Brecht affirmait : « J'apprends que le gouvernement estime que le peuple a « trahi la confiance du régime » et « devra travailler dur pour regagner la confiance des autorités ». Dans ce cas, ne serait-il pas plus simple pour le gouvernement de dissoudre le peuple et d'en élire un autre ? » Rompre avec les idéologies est donc essentiel. Cela implique, et c’est là la troisième condition dans le prolongement de la précédente, d’accepter de se faire bousculer face à l’autre. Autrui demeure un mystère unique et singulier. Il faut renoncer à vouloir maîtriser sa problématique et accepter l’énigme qu’il représente. La rencontre avec lui ne peut qu’être marquée au sceau d’une certaine dose d’incompréhension, d’indétermination et d’imprévisibilité, son accompagnement relevant le plus souvent d’un pari incertain. Quatrième condition : une équipe dirigeante ouverte à la fluidité et à la plasticité, à l’imaginaire et à l’audace, à la créativité et au non-conformisme. Ce qui exclue ces gestionnaires soucieux d’une évaluation quantitative de résultats comptables susceptibles de prouver l’efficience de l’action menée : « y a-t-il un pilote dans l’avion » qui échappe encore à cette malédiction ? Espérons qu’il ne faille pas les inscrire sur la liste des espèces en voie de disparition ! Dernière condition, mais pas des moindre : la volonté farouche de s’inscrire dans la résistance face aux pratiques néo-libérales qui veulent transformer nos professions en prestataires commerciaux mettant en vente sur un marché concurrentiel le meilleur service proposé au client porteur de handicap ou en difficulté sociale. Résignation, soumission et fatalisme nous guettent et feront notre propre malheur si nous n’opposons pas une saine révolte à cette marchandisation du monde qui ne fait pas que nous menacer, mais s’instille dans notre quotidien, sans que nous réagissions toujours.

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1228 ■ 03/05/2018