Monsieur Patate en acte

Carte blanche aux tribulations d’une assistante sociale de rue 

Depuis la disparition de Lien Social, nous sommes nombreuses et nombreux à nous sentir orphelins. Les belles plumes qui alimentaient les billets tant de sa version papier que de son site ne devaient pas disparaître. Si rien ne remplacera jamais ce journal écrit par des travailleurs sociaux, retrouvez quelques un(e)s de ses chroniqueurs et chroniqueuses, chaque jeudi, dans la rubrique « carte blanche à …».

 

Monsieur Patate en acte (1)

Livio a 30 ans. Placé à l’âge de 10 ans, avec déchéance de l’autorité parentale, Livio est fracassé par son histoire familiale, son parcours de vie et par le système. A la rue depuis ses 16 ans, il ne connait pas d’autre monde que celui de l’abandon, de la souffrance, de la rupture de liens, de la drogue, de l’alcool ou de la violence. Pourtant, il reste, d’une certaine manière, coincé dans l’enfance et a régulièrement des comportements d’adolescent. Ainsi, une forme de fragilité transparait en filigrane de toutes les horreurs qu’il se plait à raconter.

En effet, Livio se présente toujours sous ses pires traits lors des premières rencontres. Il raconte sa passion des couteaux et s’en servir à l’occasion lorsqu’une personne vient à lui manquer de respect. Il est d’ailleurs exclu du seul accueil de jour de proximité qu’il connait pour un passage à l’acte de ce type. En outre, la plupart des maraudes, professionnelles et bénévoles, se refusent à aller sur son lieu de vie car l’un de ses chiens est dangereux. Ensuite, Livio préfère provoquer le rejet avant de le subir et met donc en œuvre des comportements provocateurs, agressifs ou dissuasifs pour repousser l’autre. Le problème est que cela fonctionne. Alors Livio est isolé. En parallèle, et d’une manière totalement contradictoire, il est en demande de lien, d’attention, d’amour.

Un jour, alors que ses deux référents sociaux l’accompagnent à un rendez-vous en voiture, un évènement significatif survient. Tous les trois sont coincés, depuis une heure, dans les bouchons et sous un tunnel d’autoroute parisienne. L’angoisse monte progressivement chez Livio. Sa fenêtre à l’arrière ne s’ouvre pas entièrement. Il ne peut pas allumer de cigarette ni boire une goutte d’alcool. En outre, les embouteillages génèrent un retard conséquent et donc l’obligation d’annuler le rendez-vous.

Rendu fou par ce faisceau d’éléments, Livio commence par taper sur la fenêtre, puis sur le siège du conducteur. Quand l’éducateur spécialisé se retourne pour tenter de le calmer, Livio lève son poing, serrant sa mâchoire à s’en faire grincer les dents, et le menace. Il hurle, il tente d’ouvrir la portière pour s’apercevoir que la sécurité enfant l’en empêche (2).

Il faudra patienter 15 minutes de plus avant que le véhicule ne puisse s’extraire de la circulation et se garer, permettant à Livio de s’en échapper pour allumer une clope salvatrice, puis de revenir vers les deux travailleurs sociaux afin de s’excuser de son comportement.

La peur est le sentiment qui les a traversés tous les trois. L’assistante sociale qui conduisait a cru perdre le contrôle du véhicule et les mettre tous en danger. L’éducateur spécialisé s’est vu être frappé. Livio, dont la montée d’angoisse était trop oppressante, a perdu ses moyens.

Pourtant, il ne pose pas d’acte hétéro-agressif, il se contient et se laisse contenir.

Emotionnellement ébranlés, les professionnels prennent quelques jours de recul suite à cet évènement afin de pouvoir réfléchir et envisager sereinement la suite de leur intervention. Etrangement, aucun des deux n’imagine l’interrompre car justement, c’est peut-être pile ici qu’ils ont toute leur place et qu’à la différence de tous ceux que Livio a connu, ils resteront.

En conclusion et comme le dit très bien un ami cher : « Si le militaire se coltine la guerre et le policier la délinquance, alors les travailleurs sociaux de rue affrontent la limite du lien social dans la rencontre du corps et du passage à l’acte » (3).

 

(1) Référence à la notion de « patate chaude » dans le milieu du social.

(2) Fait totalement indépendant de la volonté des travailleurs sociaux qui le découvrent en même temps que lui / Fait qui pourtant le renvoie à cette condition infantile qu’il surjoue bien souvent

(3) Nicolas ROBERT, Docteur en psychologie et psychopathologie. Laboratoire de psychologie clinique, de psychopathologie et de psychanalyse. Université d’Aix-Marseille.