Dubasque Didier - Peur de l'informatique

Maîtriser l’outil ou y être soumis?

Didier Dubasque est assistant social de secteur, membre de l’ANAS, dont il participe à la Commission informatique et travail social. Il la représente au groupe de travail “Travail social et nouvelles technologies” du CSTS

Journal du droit des Jeunes : Qu’est-ce qui vous fait si peur dans l’informatisation du travail social ?

Didier Dubasque  : Ce n’est pas une peur, c’est un constat : un certain nombre de règles légales ne sont pas respectées dans le cadre de l’informatisation de l’action sociale. On constate, en effet, de plus en plus de situations au cours desquelles des fichiers informatiques sont installés sans que l’autorisation de la CNIL (Commission Nationale Informatique et Liberté) n’ait été obtenue. En outre, il y a une dérive qui semble dangereuse et inquiétante –sans parler de peur- c’est l’instrumentalisation du travail social, qui risque d’être réduit uniquement à une fonction comptable transformant le travailleur social en simple agent d’information destiné à recueillir des données sur le budget et des éléments objectifs. En fait, il y a un imbroglio entre logique d’institution et logique de métier. On fait souvent une confusion entre l’informatisation de l’action sociale et l’informatisation du travail social. Il y a là un raccourci imprudent : l’acte du professionnel qui est en relation avec l’usager doit-il être complètement informatisé ? Doit-on mettre la totalité de ce que représente cette relation dans un ordinateur, en la traduisant en items avec toutes les réductions que cela signifie ? Ne nous trompons pas de débat : il ne s’agit pas de rejeter l’ordinateur qui présente bien des qualités : il permet de calculer des statistiques, de monter des projets, de travailler sur des données fiables, il permet également de gérer des budgets par exemple, de conduire l’aide sociale à partir de données objectives (revenus, charges etc …). Quant  à vouloir régir ce qui se construit au travers de la relation d’aide: je dis tout de suite en tant qu’assistant social de terrain, c’est non !

 

Journal du droit des Jeunes : Avez-vous des exemples de dérapages de cette informatisation ?

Didier Dubasque : Le principal dérapage est ce qui se passe dans l’Ain avec ANIS. Ce progiciel permet de créer un dossier unique sur une famille, constitué au niveau départemental et comportant tous les éléments sociaux récoltés par les différents services auxquels elle s’est adressée. Déjà, on peut s’interroger sur l’intérêt d’un tel outil : c’est quoi l’objectif ? C’est quoi le résultat ? Mettre en communication le fichier de l’éducateur ASE, celui de l’assistante sociale de secteur et celui d’une puéricultrice PMI, qu'un tiers extérieur "habilité" vienne piocher comme il veut pour faire son petit marché, sans que la collègue soit au courant, je ne pense pas que ce soit normal et surtout sans danger. Mais dans l’Ain, ils ont fait fort : on en est rendu à utiliser des items dans la définition fine de l’usager qui touche à la vie privée, qui touche au comportement : “ capacité à établir des liens affectifs ”, “ état de dépendance ” … Prenons l’exemple des “ difficultés à engager une relation avec autrui ”. Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce c’est parce que l’usager a du mal à s’entendre avec son voisin que l’on va cocher cela. Ou est-ce c’est parce qu’il a une relation difficile avec le travailleur social ? L’a-t-il tout le temps ? Cela met le travailleur social en difficulté pour remplir. Donc il remplit n’importe quoi. Et, en fait, on va arriver à une stigmatisation de population. On veut en savoir toujours plus sur les gens. Ils n’ont pas beaucoup d’argent, ils n’ont plus les moyens de vivre. Ce qui leur reste c’est leur vie privée. Et c’est cela qu’on déshabille. Ils se retrouvent fichés dans des appréciations arbitraires et figées.

On a donc constaté qu’avec un même logiciel, il existe des pratiques totalement différentes d’un département à l’autre. Et pourtant, c’est la même machine. C’est bien l’utilisation de l’outil qui est en cause et non pas le fait qu’on utilise l’outil.

De ce point-de-vue, la décision de la CNIL du 13 octobre 1998 constitue pour le travail social une réponse des plus importante faite à toute nos craintes. Nous pourrons et devrons à l’avenir nous appuyer sur cet avis pour  exercer encore mieux notre devoir de vigilance.

 

Journal du droit des Jeunes : Justement, que préconisez-vous pour que les intervenants sociaux soient en capacité de résister à de telles dérives ?

Didier Dubasque : Le premier point est de s’informer. On ne peut pas se contenter de dire : “ on ne savait pas ”. Moins on sait, plus on peut avaler n’importe quoi. L’aspect tout particulièrement important consiste à bien connaître la loi et notamment celle du 6 janvier 1978 (dite “ Informatique et liberté ”) : celle-ci donne les moyens d’exiger et de faire pression. Il ne faut pas hésiter à l’utiliser.

Le second point c’est bien de se former. Ce n’est pas dans la culture des professionnels que de connaître l’informatique en tant qu’outil, sa puissance et ses modules. Il leur faudra pourtant s’approprier cet outil s’ils veulent le contrôler. On constate que ce sont les professionnels qui connaissent bien l’informatique (il y en a même qui en sont fanas) qui posent des questions : comment on peut pénétrer un système ? Comment des personnes non autorisées peuvent-elles prendre connaissance des données saisies ? Comment faire respecter l’anonymisation des informations ? etc …

Troisième point : poser des exigences au niveau de l’institution où l’on travaille. Les milieux médicaux ont déjà trouvé des réponses en matière de protection des usagers. La sécurité informatique est à certains endroits double : chaque professionnel pour accéder aux fichiers doit utiliser à la fois un code et une carte personnelle. La sécurité informatique est au point pour qui veut se donner les moyens. Seulement, on considère apparemment que les données sociales seraient moins à protéger que les données médicales … ou les données bancaires !

Avec le numéro spécial de la revue de l’ANAS nous avons voulu donner des outils pour pouvoir aller plus loin et poser les bonnes questions. On est actuellement dans une culture où l’éthique passe après l’utilitaire. D’abord réaliser l’objectif, puis après on vérifie si ça pose problème. Peut-être faut-il dire stop et retrouver le sens du travail social aujourd’hui en s’opposant à ceux qui veulent réduire la relation d’aide à la seule vision comptable d’un budget.

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

LIEN SOCIAL ■ n°461 ■ 05/11/1998