Victime et complice?

L’émergence de la parole des femmes victimes de violences conjugales constitue une avancée majeure dans la civilisation des mœurs et un recul historique d’une société patriarcale qui n’a jamais autant été remise en cause. Pour autant, il ne faut pas considérer la guerre comme gagnée. Loin de là. Il n’y a rien de plus dangereux qu’un animal blessé. Il faudra longtemps encore se battre. Parce que si les prises de parole s’attaquent à la domination, ses représentations est encore largement présentes dans les têtes. Les stéréotypes sexistes et les préjugés discriminatoires envers les femmes sont bien loin d’avoir été vaincus.

Seule ombre au tableau, ces comportements récurrents de femmes-victimes s’enfermant dans le déni de ce qu’elles vivent, allant même parfois jusqu’à témoigner devant les juges pour … prendre défense de leurs bourreaux qu’elles continuent à aimer et à vouloir protéger ! L’explication la plus courante invoque un état d’emprise, mot-valise qui permet de tout expliquer … et de refermer la question.

Etienne de la Boétie publia au XVIIème siècle un traité qu’il intitula « Discours de la servitude volontaire ». Il y explique le charme et l’attraction exercés par le tyran au point de se soumettre volontairement à lui. La chose n’est donc pas nouvelle. Mais elle n’en est pas moins troublante. Qu’une personne se résigne à l’oppression qu’elle subit relève d’un mystère qui restera toujours bien énigmatique.

On peut plaindre une femmes victime, faire preuve de congruence à son égard et attendre qu’un déclic la fasse réagir. C’est à son rythme qu’elle s’en sortira et sous la pression de celle ou celui qui veut l’y aider. La précipiter, la bousculer ou l’enjoindre à réagir risqueraient alors de reproduire en miroir la domination qu’elle subit déjà. Pourtant, il y a juste une limite à prendre en considération. Qu’un certain nombre de facteurs biographiques, sociologiques, psychologiques, culturels (en fait tout ce que l’on veut) la conduisent à subir stoïquement des violences régulières est déjà dramatique. Mais qu’en tant que mère, elle laisse son ou ses enfant(s) vivre le même sort, l’est encore plus. Car ce n’est pas seulement elle qui subit alors le martyr, ce sont les êtres qu’elle a procréés et envers qui elle a un devoir de protection. Et qu’elle soit le témoin passif des agressions, des insultes et des atteintes psychologiques qui pleuvent sur eux, en n’ayant pour seule réaction que la résignation pose la question de sa responsabilité pénale.

La législation française punit sévèrement la non-assistance à personne en péril et encore plus s’il s’agit d’un mineur (1). L’article 122 du même code pénal affirme : « N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ... » Est-ce qu’une mère subissant continument des violences conjugales voit son discernement aboli, au regard de la loi ? Ou est-elle objectivement complice, par son abstention, du sort réservé à ses enfants ? La question mérite d’être posée.

Doit-on pour autant lui infliger une double peine ? Victime de son conjoint, il faudrait en plus la condamner pour sa passivité ? On peut légitimement imaginer qu’il soit difficile de charger la barque. Elle a déjà assez payé à travers les souffrances endurées. Sans oublier le risque de lui faire encore plus hésiter à déposer plainte face, si elle devait de se retrouver par là-même accusée, à son tour…

Reste néanmoins son implication morale : celle d’avoir laissé la maltraitance se déployer sous ses yeux sans n’avoir pas fait le nécessaire pour y mettre un terme. Et cela sera à jamais une tache indélébile. Qu’elle en ait conscience et se morfonde dans la culpabilité ou qu’elle s’enferme dans le déni. Que ses enfants ne lui en fassent jamais le reproche ou qu’ils lui en veuillent jusqu’à la fin de sa vie. Qu’elle soit poursuivie ou non par la justice. Elle aura à porter le poids de cette inertie certes non volontaire, cette paralysie effectivement non voulue, cette inaction tout à fait non délibérée. Mais ces postures auront permis que la maltraitance se perpétue. Peut-on l’exonérer de toute responsabilité ? A chacun(e) d’en décider…

 

(1) L’article 223-6 dit exactement : « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l'intégrité corporelle de la personne s'abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende (…)Les peines sont portées à sept ans d'emprisonnement et 100 000 euros d'amende lorsque le crime ou le délit contre l'intégrité corporelle de la personne mentionnée au premier alinéa est commis sur un mineur de quinze ans ou lorsque la personne en péril mentionnée au deuxième alinéa est un mineur de quinze ans. »