Clochards

Carte blanche aux tribulations d’une assistante sociale de rue...

Depuis la disparition de Lien Social, nous sommes nombreuses et nombreux à nous sentir orphelins. Les belles plumes qui alimentaient les billets tant de sa version papier que de son site ne devaient pas disparaître. Si rien ne remplacera jamais ce journal écrit par des travailleurs sociaux, retrouvez quelques un(e)s de ses chroniqueurs et chroniqueuses, chaque jeudi, dans la rubrique « carte blanche à…».

 

Clochards

D’après vous, les « clochards », dont parlait Patrick Declerck (1) Dans les années 90, existent-ils encore ? Vous savez, ces hommes à longue barbe et ces femmes ensevelies sous de nombreuses couches de vêtements, habillés de fripes qui bien souvent puent, et qui effraient par certains de leurs comportements ? Voyez-vous : ceux qui sont pris comme exemple auprès des enfants, pour qu’ils travaillent plus à l’école, afin de ne pas finir comme eux ?

Évidemment, dans nos paysages urbains, ce n’est plus leur présence qui est la plus criante. A première vue, leur nombre n’a pas augmenté. Aujourd’hui, nous sommes choqués de voir des familles, des enfants, des populations migrantes qui vivent à la rue. Ce sont ces populations que les associations militantes, telles qu’Utopia 56 (2), mettent au-devant de la seine parisienne. Elles installent leurs campements en des lieux hyper-visibles, afin de provoquer médiatiquement les autorités compétentes. Malheureusement, ces actions répétées desservent finalement ces publics plus qu’elles ne les servent, car leur problématique n’est envisagée que sur le registre collectif et non plus individuel. Par ailleurs, ces éclats médiatiques et politiques camouflent le reste d’une réalité crue et accrue.

Ici, je vous le confirme : les « clochards », aujourd’hui plutôt définis comme « grands exclus », sont toujours présents dans nos rues. Toutefois, ils ont plutôt tendance à se dissimuler, à se cacher. Mon travail consiste donc à découvrir ces caches. J’imagine que vous vous dites que s’ils se camouflent, s’ils s’invisibilisent, c’est qu’ils ne veulent pas être trouvés, qu’ils refusent ce que peut leur proposer la société. La vérité est plus dure : ils ne refusent pas le lien, ils se protègent simplement des multiples déceptions qu’ils ont vécues, tout comme ils se défendent de futurs échecs qui pourraient les fragiliser davantage.

C’est pourquoi leurs mécanismes de défense sont ancrés en eux et dans leurs réactions, proportionnellement à leur durée de vie à la rue. Plus celle-ci perdure dans le temps, plus ce mode de vie, quasiment le seul connu, devient familier et sécurisant. Ainsi, ils se construisent des habitudes – se rendre dans les accueils de jours, aux distributions alimentaires, etc. – et évoluent avec des repères quotidiens – habitants et commerçants de proximité qui leur font des dons ; sanitaires fréquentés ; horaires les plus tranquilles pour dormir ; etc. – qu’ils leur est complexe de modifier après des années. Il s’agit d’un environnement sécurisant pour eux, ce qui peut paraître ahurissant pour d’autres.

Enfin, Patrick Declerck expliquait : « Les clochards jouent à cache-cache. Toujours, ils se dérobent. Toujours, ils sont ailleurs ou à côté. Et toujours, il nous faut, pour avoir une chance de pouvoir les comprendre, leur pardonner ces transgressions. » ? Ce principe est toujours indéniablement central dans l’accompagnement des grands précaires, qui nous obligent à systématiquement faire un pas de côté par rapport aux normes qui régissent nos sociétés.

C’est pourquoi, il est possible que ce thème devienne le fil rouge des prochains billets que je vous soumettrai sur ce site – Merci Jacques de ta confiance ! –, en m’appuyant sur mes tribulations d’assistante sociale de rue.

 

  1. Declerck Patrick, Les naufragés, Avec les clochards de Paris, Paris, Collection Terre Humaine, Editions Plon, 2001 : bible du travailleur social de rue. Les naufragés - Avec les clochards de Paris (tremintin.com)
  2. « Utopia 56 est une association humanitaire (loi 1901). Notre mission : venir en aide aux personnes exilées et à toute personne en détresse en France, dans le respect de leurs choix de parcours et de vie, grâce à la mobilisation citoyenne », https://utopia56.org/nos-missions/
  3. Declerck Patrick, Idem, p 12.