Déontologie et éthique

Morale, déontologie, éthique : quel positionnement pour l'animateur ?

Même si l’intervention auprès de nos publics doit s’imprégner d’un minimum de neutralité, il est bien difficile de ne pas faire transparaître les valeurs que nous portons. Puisque ces principes de vie qui nous guident traversent nos postures et nos discours, autant les conscientiser et les rendre lisibles. Par honnêteté envers soi-même et envers autrui, d’abord. Par souci de transparence, ensuite. Par loyauté, enfin. La morale, la déontologie et l’éthique sont souvent plus ou moins utilisées comme synonymes. Pourtant ces notions prennent un sens très différent dans leur application pratique. Le dossier de rentrée s’attachera à les distinguer conceptuellement, à en établir les sources et à en illustrer les implications concrètes. Il reviendra ensuite à chacun(e) de les investir au quotidien.
 
De quoi parle-t-on ?
« Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde » affirmait Albert Camus. Commençons donc par prendre le temps de bien distinguer le sens spécifique des trois concepts centraux de ce dossier. Cela évitera les confusions et les malentendus.
 
L’étymologie du terme morale  vient du latin moralitas, « façon, caractère, comportement approprié ». La morale désigne l'ensemble des règles et des préceptes qui placent l’action humaine en conformité avec les mœurs et les usages d'une société donnée.
L’étymologie du terme déontologie vient du grec deon, -ontos, « ce qu'il faut faire », et logos, « discours ». C’est la science morale qui traite des devoirs à remplir. La déontologie peut donc être définie comme l’ensemble des droits et des devoirs qui régissent une profession, la conduite de ceux qui l'exercent, les rapports entre ceux-ci et le public auquel ils s’adressent.
L’étymologie du terme éthique vient du grec ethikos, moral et de ethos, moeurs.
L’éthique est une discipline qui réfléchit sur les finalités, sur les valeurs de l'existence, sur les conditions d'une vie heureuse. Elle se refuse à apporter une réponse toute faite en visant à un objectif bien plus large : réaliser le bien-être existentiel de l’être humain. Elle est plutôt du registre du questionnement individuel et collectif et implique le développement du jugement personnel.
Malgré un sens qui peut apparaître comme très voisin, il est de coutume dans le champ du social de bien distinguer entre les valeurs morales (qui s’imposent aux hommes), la déontologie (qui s’impose aux professionnels) et les valeurs éthiques (qui renvoient à des choix librement consentis). Dans son ouvrage « Éthique et accompagnement en travail social », Dominique Depenne détaille avec précision ce que recouvrent ces différentes notions.
 

Ce que ces notions recouvrent

Cet auteur définit la morale comme un ensemble de valeurs délimitant le Bien du Mal, uniformisant les façons d’être et de penser, calibrant et nivelant les individus en des êtres interchangeables, semblables et assimilables. La morale récuse toute contradiction, toute discussion, toute diversité qui viendraient contester le bien fondé de sa puissance fondée sur l’universalité et l’absolu de ses préceptes.
La déontologie, quant à elle, constitue une science des devoirs liée à une corporation, qui édicte des règles et circonscrit des postures à partir d’un collectif de références. Parce qu’elle juge et condamne ce qui diffère des principes impératifs qu’elle commande et prescrit, elle peut être considérée comme une forme de morale professionnelle.
Pour ce qui est de l’éthique, dénonçant le mythe d’une société homogène, réconciliée et uniforme, elle revendique la pluralité de la condition humaine et voit en chacun un être non seulement unique, singulier et irremplaçable, mais aussi insaisissable, imprévisible et indéterminable. Elle combat la mêmeté et revendique la reconnaissance sans condition de la spécificité d’autrui. Il n’existe pas d’action menée en direction d’autrui digne de ce nom qui ne soit traversée par l’énigme éthique : c’est parce que j’accepte que l’Autre m’échappe que je peux désirer le rencontrer, même si plus je m’approche de lui, plus il s’éloigne de moi. C’est parce que l’autre est étrange et étranger, que je peux le retrouver, en tant qu’être libre.
 

Des démarches différentes

Les concepts de morale, déontologie et éthique sont donc bien loin d’être de simples synonymes. Là où la morale et le code de déontologie imposent et contraignent à un mode de conduite non négociable, dont l’irrespect peut entraîner la réprobation sociale voire la stigmatisation, l’éthique est toute en questionnements. Il ne s’agit pas de hiérarchiser ces trois niveaux de conscience, mais de les interpréter pour ce qu’ils sont et ne pas les confondre. Chacun réagit sur ces différents registres et doit apprendre à les identifier afin de les utiliser à bon escient. Mais, avant d’illustrer cette proposition, il convient de répondre à une question centrale : existe-t-il des valeurs universelles ?
 
 
 
Morale d’hier et d’aujourd’hui
L’homosexualité est la parfaite illustration des mutations de la morale sociétale. Cette orientation sexuelle est punie de peine de mort dans dix États du monde et de prison dans soixante deux autres. En France, elle n’a été dépénalisée qu’en 1982 et n’est sortie des listes de maladies mentales de l’Organisation Mondiale de la Santé qu’en 1990. Ce qui à un moment historique ou dans un espace géographique donné peut donc être considéré comme la pire des abominations, peut tout autant être banalisé, ailleurs et/ou en d’autres temps. De quoi méditer sur l’intemporalité de certaines de nos valeurs les plus ancrées. Il s’agit non de relativiser, mais de contextualiser.
 
 
Des valeurs qui transcendent l’animation
Les religions, les traditions et les tabous ont forgé une infinité de modalités du vivre ensemble, selon les lieux, les époques ou les civilisations. Il en va de même pour le métier d’animateur qui s’est bâti sur des valeurs marquées par leur temps.
 
Parmi les fées qui se sont penchées sur le berceau de l’animation, on en compte au moins trois à avoir joué un rôle déterminant. L’influence religieuse est historiquement la première à s’être manifestée. Les précurseurs de l’animation se retrouvent dans le creuset des patronages du 19ème siècle qui déploient une action sportive et culturelle, mais aussi spirituelle. L’UFCV, première grande fédération qui optera lors de son congrès de 1951 pour la laïcité, est à l’origine en 1909 d’obédience catholique. La seconde source qui émerge est celle de l’éducation populaire fondée sur une conviction nouvelle : l’individu n’est plus condamné à subir son sort. L’ordre du monde tel qu’il se présente à lui, n’a plus rien d’irrémédiable. Chacun peut agir pour le changer. Et c’est bien l’accès à l’instruction et à la culture qui constitue le principal moyen d’atteindre cet objectif. Troisième source à laquelle s’abreuve le monde de l’animation, les progrès des sciences humaines qui permettent enfin de comprendre les mécanismes à la fois psychiques et sociaux des populations auprès desquelles il intervient. Ces influences multiples évoquées ici doivent être comprises comme autant de couches d’un mille-feuille qu’il est fort difficile de séparer les unes des autres, tant leur enchevêtrement forme un tout complexe. Chacun se sent plus proche de l’une, sans jamais être vraiment éloigné des autres. Existent-il des valeurs qui transcenderaient chacune de ces sources et dans lesquelles tout un chacun pourrait se retrouver ?
 

Vers une synthèse

Ces références fédératrices existent : ce sont les droits de l’homme. Considérer comme vecteur universel un certain nombre de droits inaliénables s’appuie sur une conception de l’être humain qui traverse les coutumes, les cultures et les spécificités locales et qui s’impose en tous temps, en tous lieux et en toutes circonstances. Cela peut irriter les pourfendeurs d’une pensée globale accusée d’agir tel un rouleau compresseur, en venant araser les spécificités ethnoculturelles et les appartenances collectives. Peut-on, néanmoins, faire le pari que l’animation trouve dans les droits de l’homme le fondement de son action quotidienne ? Si l’on s’inspire de l’enseignement des religions qui valorisent la fraternité et l'égalité entre les hommes (même si les pires persécutions et discriminations s’opèrent parfois en leur nom), l’on sera en conformité avec cette hypothèse. Si l’on se réfère à l’influence scientifique, beaucoup de chercheurs ne conçoivent pas leur prospection, sans de solides bases éthiques : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » affirmait déjà Rabelais au XVIème siècle (même s’il y en aura toujours qui ne s’en embarrasseront guère). Là aussi, la proposition des droits de l’homme semble cohérente. Quant à l’éducation populaire qui s’inscrit dans une lutte pour un monde plus juste, il se réfère au principe d’équité et de respect du à tous comme à chacun (même si, là aussi, les meilleures causes ont trop souvent justifié les plus inacceptables exactions).
 

Respecter l’humain

Les trois mamelles qui ont nourri l’animation (et continuent à le faire) sont donc en cohérence avec ce paradigme qui peut constituer leur point de rencontre et de synthèse : la recherche de la dignité humaine comme finalité première et ultime. Chaque individu a une valeur en lui-même, qui transcende les différences physiques et les couleurs de peau. Sa légitimité n’est pas dans l’appartenance à une communauté ou une religion. Elle tient dans le simple fait d’appartenir à l’espèce humaine, au partage d’une même nature universelle. La dignité d’autrui s’impose à moi, quelque valeur que je lui confère, tout simplement parce qu’il est Homme. Et rien ne peut mieux garantir le respect qui nous est du, que de respecter autrui.
 
 
La CIDE comme valeur universelle
La Convention internationale des droits de l’enfant constitue l’exemple type d’une norme internationale identique et de repères uniques. A la fois respectueux de la progressive évolution du petit d’homme dans son acquisition des capacités devant le mener à l’âge adulte (les droits protecteurs) et promoteurs d’une citoyenneté en construction (les droits liberté), ses articles offrent à tout éducateur quelles que soient sa nationalité, sa religion ou sa culture une référence commune. Même si cela n’implique pas (loin de là) son application intégrale, le vote unanime de cette convention par l’assemblée générale de l’ONU en 1989 démontre la quête des mêmes repères. 
 
 
Sur le terrain

C’est au quotidien que tous les animateurs sont aux prises avec des situations humaines concrètes. A ce titre, ils ne peuvent pas ne pas voir, à un moment ou à un autre, leurs repères personnels bousculés. Comment peuvent-ils (et doivent-ils) réagir ?

Il y a d’abord ces comportements transgressant les principes moraux tels que le vol, la violence, le harcèlement ou le mensonge. Un adolescent dérobant l’argent de poche de ses camarades, une agression physique, l’humiliation récurrente subie par un enfant, le déni d’un jeune quant à sa pleine responsabilité dans un acte transgressif … sont autant d’actes moralement choquants ne pouvant que provoquer la réprobation. Pour autant, le lecteur sait pertinemment pour le pratiquer lui-même, qu’il faut toujours contextualiser ces passages à l’acte. L’adolescent auquel les parents n’ont donné aucune somme d’argent avant de partir en camp, l’enfant qui frappe après avoir lui-même été agressé, le harceleur qui est lui aussi victime de maltraitance régulière au sein de sa famille, le jeune qui craint une répression démesurée s’il reconnaît ses bêtises… constituent autant de circonstances qui n’excusent pas, mais permettent de comprendre ce qui a été accompli. S’il ne s’agit pas d’invalider les interdits fondateurs de toute éducation, il faut veiller à les replacer en perspective pour mieux les appréhender.
 

Vers une déontologie professionnelle ?

De multiples professions du secteur social se sont dotées de chartres ou de déontologie. En attendant que le monde de l’animation en fasse de même, il pourrait fort bien s’inspirer de codes existants, tant les principes qui y sont développés rejoignent ses préoccupations. Ainsi, par exemple, du respect de l’individualité de chacun, de la non-discrimination, de la place de l’individu comme acteur de sa vie ou encore de la non-intrusion dans la vie privée … Autant de modalités d’intervention largement plébiscitées que l’on retrouve dans le souci de diversification des activités afin que chacun puisse s’y retrouver ; dans l’accueil de toutes et de tous, les différences ne pouvant faire l’objet d’une mise à l’écart ou d’un traitement spécifique ; dans la démarche participative qui privilégie la co-construction du programme d’activité plutôt que son élaboration intégrale avant l’ouverture du centre ; dans la discrétion quant à la diffusion des informations personnelles sur un enfant et sa famille. Ces postures ne relèvent non pas tant de choix individuels que de la conception que l’on se fait collectivement des exigences liées à la profession d’animateur.
 

Au risque de l’éthique

Certaines circonstances peuvent placer des professionnels en contradiction avec leurs convictions les plus profondes. L’expression d’opinions très arrêtées amène parfois à pousser les certitudes jusqu’à l’intolérance à l’égard des positions divergentes. L’animateur, dès lors où il est ouvert à l’ensemble des possibles, ne saurait accepter passivement l’expression d’un sectarisme absolu excluant tout autre point de vue. Il ne pourra pas ne pas intervenir pour contrer toute forme d’ostracisme. Autre exemple : avoir connaissance d’actes de délinquance commis par un adolescent peut confronter l’intervenant à un dilemme. Que choisir ? Dénoncer cette transgression à la police au risque de perdre la confiance du jeune concerné ou utiliser la bonne relation établie avec lui, pour essayer de le détourner de ses pratiques répréhensibles, au risque d’apparaître complice de ses actes. Dernière illustration : doit-on informer qu’un enfant du centre est atteint du SIDA ? Les risques sanitaires potentiels percutent les risques de stigmatisation. Autant de questions auxquelles chacun se doit de répondre, en son âme et conscience. Si un échange collectif en équipe a bien sûr toute sa place, il revient à chacun d’avoir à se positionner. Et, c’est là justement toute la difficulté de la démarche éthique : rien n’est défini d’avance. Le questionnement n’est pas catégorique (il ne s’impose pas comme une évidence), mais hypothétique (il s’ouvre à des choix).

 
Éthique de conviction ou de responsabilité ?
Max Weber, l’un des fondateurs de la sociologie, distingue deux démarches éthiques opposées. Celle, d’abord, qui renvoie à la conviction : on agit en fonction de ce que l’on pense être juste, sans se laisser dévier par les conséquences quelles qu’elles soient de ses choix. Celle, ensuite, de la responsabilité qui met en jeu les effets de ses actes, modulant sa décision en fonction de ce qu’elle peut produire. Concept particulièrement fertile, s’il en est. Quelle alternative allons-nous privilégier : défendre avant tout nos principes ou faire surtout attention à ses résultats ? Posture fondée sur la certitude d’avoir raison ou sur le conséquentialisme.
 

Lire l'interview : Depenne Dominique - Déontologie et éthique

Ressources :
 « Introduction à l'éthique » 
 Jean-Cassien Billier, Ed. PUF, 2014
L'éthique doit-elle accorder la priorité à l'évaluation des conséquences de nos actes ? L'éthique doit-elle se détourner des conséquences de nos actes et accorder la priorité à des règles que nous devrions suivre absolument ? L'éthique ne doit-elle pas bien plutôt s'attacher à la construction et au perfectionnement de nous-mêmes comme agents moraux vertueux ? Cet ouvrage a pour but d'introduire le lecteur dans les argumentations philosophiques défendant chacune des trois méthodes permettant de penser l'éthique : le conséquentialisme, la déontologie et l'éthique des vertus. Il entend donner les clés des nombreux débats actuels sur les questions d'éthique en fournissant les données fondamentales de la discipline et en expliquant les apports de la philosophie contemporaine en la matière.
 
« La Morale, ça se discute... »
Michel Tozzi, Ed. Albin Michel, 2014
L’individualisme amène les jeunes à se centrer sur leur propre monde et à revendiquer liberté et originalité. Le désir pressant, la recherche du plaisir orientent la vie et rendent difficiles à supporter la frustration et les efforts. Comment alors former chez les enfants, un jugement moral qui peut éclairer leur conduite dans un monde complexe et rendre la vie possible, voire harmonieuse, avec les autres, avec soi-même et avec la nature ? La morale, cela se construit. Tel est le défi. Michel Tozzi imagine un groupe de jeunes : des dialogues simples, des situations concrètes, des histoires, des exemples, des cas à analyser qui permettent aux lecteurs de vivre des expériences de pensée et, par les questions posées, de stimuler leur réflexion. Cet ouvrage pour les enfants de 8 à 12 ans ne se veut pas moralisateur mais les sensibilise à des principes de morale, et aux règles nécessaires à la vie en commun.
 
« Des repères déontologiques pour les acteurs sociaux »
Pierre Bonjour, Françoise Corvazier Ed. érès, 2014
Le Comité national des références déontologiques composé de huit associations nationales s’est donné pour mission de  développer une véritable culture déontologique, au cœur des professions en relation avec les acteurs sociaux. Saisis de situations auxquelles se heurtent les professionnels, il propose une analyse de la situation, du contexte, du cadre et chemine longuement avant de produire un avis. L'objectif n'est pas de dire si les faits exposés sont justifiés ou critiquables, mais plutôt de discerner ce qu'ils interrogent. Le comité s'appuie systématiquement sur les «Références déontologiques pour les pratiques sociales», texte datant de 1996, actualisé en 2004 et actuellement en cours de révision.
 
« Éthique et accompagnement en travail social »
Dominique Depenne, éd. ESF, 2012
Il n’existe pas d’accompagnement digne de ce nom qui ne soit traversé par l’énigme éthique. Pourquoi énigme ? Parce que l’Autre ne me sera jamais  totalement transparent et que sa logique m’échappera toujours à un moment ou à un autre. Pourquoi éthique ? Parce que c’est le questionnement qui doit primer sur la certitude. Le travail social doit commencer par la reconnaissance de cette étrangeté, avant de rechercher sa connaissance. Car vouloir, connaître l’Autre avant de le rencontrer, c’est tenter de maîtriser son incertitude et l’enfermer dans le savoir tout-puissant que l’on s’en est fait. « Entrer en relation avec un Autre qu’on a déjà réduit à ce que l’on sait (ou croit savoir) de lui, c’est exactement supprimer toute possibilité de le rencontrer », explique l’auteur. Alors que reconnaître l’Autre, c’est faire la place à sa différence, à son altérité et à son étrangeté ; c’est accepter de renoncer à sa souveraineté pour s’ouvrir à lui ; c’est respecter inconditionnellement sa singularité. Voilà une approche féconde de l’éthique à mettre en pratique.

 

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation  ■ n°171 ■ septembre 2016