Gardet Mathias - AS/ES

dans Interviews

Rapprochement AS-Educ : ce que l’histoire nous apprend

Faut-il un travailleur social unique et un tronc commun de formation ? Ce questionnement n’est pas récent. Il y a cinquante ans déjà, il a mobilisé les professionnels.
 
Où en est le travail social en 1967 ?
Ce qu’il y a de notable tout au long des années 1960, c’est l’affirmation de plus en plus forte des éducateurs spécialisés. Après-guerre, ils intervenaient surtout en internat auprès de jeunes délinquants. Progressivement, leur fonction s’est élargie à l’enfance handicapée. La profession peut revendiquer une parité avec les assistantes sociales : un même niveau d’étude, même reconnaissance et mêmes avantages. C’est à partir de 1948, que les discussions s’engagent pour élaborer leur diplôme d’État. Trois ministères participent aux négociations : les Affaires sociales, la Justice et l’Éducation nationale. Ce dernier était très hostile à se voir ravir le titre d’éducateur qu’ils revendiquaient pour les seuls enseignants. En outre, il affirmait la nécessité de posséder un Baccalauréat pour s’occuper d’enfants en dehors de la classe. Cela a beaucoup pesé dans la création tardive, en 1967, de ce diplôme officiel. En 1966, les IUT ouvrent avec l’année suivante un département Carrières sociales qui propose de réorganiser et de reformuler les modalités de formation des assistantes sociales, des éducateurs spécialisés et des animateurs socioculturels au sein d’un même cursus. Cette uniformisation constitue une menace potentielle pour les écoles professionnelles qui existent depuis le début des années 1920 pour les assistantes sociales et depuis la guerre pour les éducateurs spécialisés.
 
Comment réagissent les travailleurs sociaux ?
Les deux professions se rapprochent, conscientes que si elles ne se positionnent pas, l’État aura les mains libres pour concevoir et planifier à sa guise les nouvelles modalités de formation. La fronde s’organise : les 5 et 6 mars 1966, une première rencontre a lieu à l’Institut de service social de Montrouge, réunissant les directeurs des écoles d’éducateurs spécialisés et les directrices des écoles d’assistantes sociales. À l’ordre du jour : réflexion sur les points communs entre les deux professions pouvant induire, après comparaison des programmes d’étude réciproques, un tronc commun de formation. Ce qui apparaît alors, c’est la nécessité d’approfondir la connaissance de chaque pratique professionnelle et de l’identité spécifique aux deux professions. Cette tâche est confiée à l’ANEJI* et l’ANAS* qui décident de former une commission mixte mandatée pour envisager ce qui était alors désigné comme une possible « propédeutique commune ». Elle est composée de sept assistantes sociales (dont un homme) et de sept éducateurs spécialisés (dont deux femmes).

Comment travaille cette commission ?
Si l’on consulte les comptes-rendus disponibles dans les archives des deux associations, on suit ses tâtonnements, ses hésitations et ses doutes. Ce sont, par exemple, les tentatives de partir de l’histoire des deux professions, puis de renoncer à cette piste, avant d’y revenir. Ou encore la confrontation des idées préconçues et a priori que chacun nourrit à l’égard de l’autre. Les éducateurs spécialisés y expriment leur aspiration à sortir de l’internat et à travailler en milieu ouvert. Ce qui entraîne, de la part d’assistantes sociales se sentant menacées, des reproches de vouloir être à toutes les places. Un débat sans fin s’y déploie pour tenter de définir le bon verbe désignant la démarche professionnelle (« intervenir », « percevoir et agir », « situer son action »). On finit par y renoncer, en formulant des phrases sans verbe. Viennent aussi les tentatives de lister les similitudes et les différences, démarches à laquelle la commission renonce, pour y revenir. Les rencontres mensuelles des premières années s’espacent, devenant semestrielles. Il y en aura une seule en 1970.
 
Au final, qu’en est-il ressorti ?
Les quatre années de débat n’ont pas vraiment permis de sortir d’une certaine confusion quant à la possibilité ou au contraire à l’impossibilité d’une action commune. Les uns et les autres en ont ressenti une certaine frustration. Les résultats les plus élaborés sont sans doute les tentatives de définition de chaque profession. Les assistantes sociales abordent la situation individuelle du jeune pour l’aider à assumer ses problèmes, alors que l’éducateur spécialisé est engagé dans un long travail de socialisation nécessitant un partage du vécu.
L’une est identifiée comme intervenant dans le milieu naturel et sur la situation globale de la famille, en se centrant sur ses difficultés sanitaires et sociale ; alors que l’autre dans un premier temps se voit cantonné à la fonction de substitut parental et enfermé dans le microcosme de l’internat. L’une se positionne en prise directe avec la société, quand l’autre se vit coupé de la réalité sociale. L’une reconnaît ne pas pouvoir travailler en profondeur, quand l’autre privilégie le long terme et l’approfondissement de la relation. L’une se montre plus distanciée et mandatée pour faire respecter un certain ordre social, quand l’autre est plus proche du jeune, en prise directe dans le vivre avec, mais plus emprisonné dans sa marge de manœuvre face à son institution. Témoin de l’importance croissante de la psychologie, l’évolution des deux professions est perçue pour l’une comme le passage d’une approche sociale à une démarche psychosociale et pour l’autre d’une logique pédagogique à une conception psychopédagogique. Pourtant, les représentations du travail n’apparaissent pas alors si éloignées que cela, chaque profession avançant la nécessité de faire émerger les besoins du « client », tel qu’on le désignait alors et non pas de lui imposer ses propres objectifs. Et pour mieux y arriver, chacun doit prendre conscience de ses propres problèmes, afin de ne pas les confondre avec ceux de la personne qu’il accompagne.
 
Qu’en a-t-il été du rapprochement des deux formations ?
Quelques Instituts régionaux de formation des travailleurs sociaux ont par la suite été créés, regroupant dans un même bâtiment les étudiants préparant les deux diplômes. Mais, cela n’est guère concluant, à l’image de ce bâtiment construit en forme de deux triangles se faisant face par leur pointe, chacun étant dédié à la préparation d’un diplôme. Une cafétéria commune aménagée à leur intersection aurait dû permettre aux étudiant de se retrouver. Sauf que les horaires des pauses n’étaient pas la même ! En 1986, les IRTS apparaissent, regroupant plusieurs formations sous le même toit. Mais, se côtoyer n’est pas toujours suffisant pour se rencontrer vraiment. Cinquante après, quand a resurgi la question d’un éventuel tronc commun, les mêmes questionnements sont réapparus. On a l’impression que l’on n’a pas tenu compte de l’histoire. Les tentatives menées spontanément et volontairement entre 1967 et 1971, par l’ANAS* et l’ANEJI* n’ayant pas permis de faire avancer la question, on pouvait se douter que les injonctions récentes à le faire risquaient d’être vouées à l’échec. Si les uns et les autres ne peuvent s’ignorer, étant de plus en plus amenés à collaborer, le problème qui reste toujours d’actualité est bien de vivre ensemble sans être dans la confusion, ni perdre son identité, ses valeurs, les savoir-faire et le sens de l’action accumulés depuis des décennies.

* ANAS : Association Nationale des assistantes sociales (toujours très active) et ANEJI : Association nationale des éducateurs de jeunes inadaptés (disparue en 1993)

Mathias Gardet est historien et Professeur en sciences de l’Education à Paris VIII

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1235 ■ 20/09/2018