La chute du mur de
Berlin intervenue en 1989 a pu faire croire, un moment, à la fin du
conflit social et de l’action collective. Si, effectivement, notre société a
connu une baisse tendancielle des conflits du travail (plus de 5 millions
de journées de grève dans le privé en 1976 contre moins de 400.000 en 2002), la
contestation ne s’en est pas moins maintenue sous d’autres formes. A compter du
milieu des années 1990, se sont mis à croître les mouvements de chômeurs, de
sans logis, de travailleurs précaires, des sans papiers ou encore les groupes
de lutte contre le sida. Ces nouveaux mouvements sociaux se sont développés en
réaction de la crise du mouvement ouvrier et des grandes idéologies, à la suite
du féminisme, de l’écologie politique, du régionalisme et du consumérisme. Ils
privilégient les formes d’organisation souples, la démocratie directe, la
multi-appartenance et la forte implication personnelle. L’action suivie
s’inspire tant des stratégies d’influence (pétition, manifestations, actions
juridiques) que de l’action directe (occupation ou voyage sans tickets,
remplissage de caddies sans paiement, sit-in, grève de la faim...). Le
mouvement social (« forme d’action collective concertée en faveur d’une
cause ») a donc su renouveler largement ses formes, en manifestant au-delà
de la défense d’intérêts particuliers et catégoriels, la volonté de
prendre part au processus de décision dont leurs participants se considèrent
comme exclus. Il confirme au passage l’hypothèse des psychosociologues affirmant
dès les années 1960 que ce n’était pas tant la paupérisation qui poussait à la
révolte mais le décalage entre les conditions réelles de vie et le niveau qu’on
estime être en droit d’attendre à un moment donné. Qui plus est, le
mécontentement politique est fréquemment observé chez les personnes qui tout en
restant satisfaites personnellement s’identifient à ceux que la société traite
injustement.
A lire dans le numéro de mars de Sciences humaines,
l’excellent article sur le collège unique. Après 40 ans de débat et 15 ans de
réforme, celui-ci naît le 11 juillet 1975. Jusqu’alors, Chaque élève était
orienté soit en premier cycle de lycée, soit en collège d’enseignement général,
soit dans les filières courtes et classes de fin d’étude menant directement au
marché du travail ou à l’apprentissage. Dorénavant, l’orientation définitive de
tous les enfants est reportée de 11 à 16 ans. Triomphe de la démocratisation de
l’enseignement ? Près de 30 ans après cette importante réforme, le constat
est catastrophique : maintien des disparités dans le parcours scolaire et
lassitude (sinon découragement) des enseignants. Que s’est-il passé ?
Trois mesures devaient accompagner l’instauration du nouveau collège :
création d’un corps spécifique de professeurs accessible aux instituteurs (plus
proches des préoccupations des classes populaires, car eux-mêmes souvent issus
de ces milieux), réduction de la durée des cours à 45 minutes (le temps ainsi
libéré étant consacré à des actions de soutien), enfin, élaboration d’une
éducation de base (le niveau minimum que chaque collégien devait acquérir). Les
syndicats enseignants du secondaire s’y opposèrent avec succès, au nom de la
lutte contre un enseignement au rabais. Le modèle dominant qui s’est alors
imposé fut celui du lycée : la hiérarchisation des savoirs restera fondée
sur l’abstraction et une approche académique, les qualités de bon savant
apparaissant suffisantes, pour être un bon prof de collège. On a appliqué à
toute une classe d’âge ce qui était proposé au préalable à 20% d’entre elle. La
culture générale littéraire et scientifique, propre aux couches les plus
favorisées, s’est imposée au détriment des savoirs appliqués et techniques,
plus proche des enfants des couches populaires. Le collège unique est un échec,
son réaménagement, en cours.
On nous a abreuvé depuis des années des discours
récurrents sur le trop d’Etat et les difficultés que l’on pouvait rencontrer à
le réformer. Progressivement, le propos évolue vers « mieux » d’Etat.
Et c’est vrai que cette machine complexe et multiforme qui représentait au
début du siècle 500.000 agents civils et 10% du PIB, compte aujourd’hui 5,5
millions de fonctionnaires et pompe 46% de prélèvements obligatoires. Pour
autant, les français qui sont attirés par la perspective de payer moins
d’impôts ne sont pas prêts à accepter moins d’un service public dont ils se
déclarent satisfaits. De fait, de profondes mutations ont eu lieu depuis un
quart de siècle, insensiblement et à bas bruit. Il y a d’abord eu son retrait
de la sphère économique (les fonctions de régulation monétaire ou
d’entrepreneur industriel ont été progressivement abandonnées). Puis, les
mécanismes centralisés de la décision publique hérités de l’ancien régime et de
la Révolution ont été démantelés et écartelés entre des pans entiers de
compétence transférés tant aux collectivités locales (Régions, départements,
Communes) qu’à la communauté Européenne. Autres mutations essentielles :
l’introduction de dispositifs d’évaluation et la place nouvelle tenue par
l’usager (qu’on nommait jusqu’alors l’administré) au centre du dispositif. Si,
en l’espace de cinq ans l’effectif du ministère des armées a été diminué de
près de 150.000 personnels, deux grands domaines ont fait l’objet d’une large
expansion budgétaire : l’aide sociale et l’éducation. Finalement, aucune
méthode ne s’est avérée efficace pour adapter cette grosse machine aux
exigences nouvelles : on ne peut privilégier ni l’implication des
personnels, ni la recherche de décisions conflictuelles, ni les initiatives
locales, ni l’instauration d’une autorité forte, chacun de ces procédés
pouvant, selon les circonstances, permettre ou freiner la réforme voulue.
Les scènes d’affolement
collectif sont l’un des pires ennemis de l’espèce humaine, pense-t-on
couramment. Elles peuvent faire bien plus de dégâts que l’incendie ou
l’accident qui les déclenche. L’actualité tout comme les films catastrophes
nous ont habitués à ces comportements de survie qui s’emparent de tout un
chacun dans les moments de panique, avec comme corollaire l’absence de
considération pour ses voisins. On voit alors des gens piétiner indistinctement
amis et inconnus dans leur tentative de fuite. Et pourtant, les sciences
humaines viennent démentir une telle représentation qui n’est en fait qu’une
idée reçue. Les 700 cas étudiés depuis une cinquantaine d’années, par le
« Centre de recherche sur les désastres » de l’université du
Delaware, démontrent le contraire. Il apparaît, qu’en réalité, les personnes
concernées ne se comportent pas comme on le pense. Même si le sol tremble, même
si les habitations s’effondrent, même si le feu fait rage, elles perdent
rarement leur sang-froid. Placées devant un grand péril, elles peuvent certes
être envahies par la terreur, mais elles aident bien plus souvent qu’on ne
l’imagine les autres, même si ceux-ci leur sont étrangers. L’altruisme n’est
donc pas une exception, ce qui contredit la vision d’un être humain
fondamentalement égoïste. Si le mythe de la panique perdure, c’est parce qu’il
fournit une explication simple exonérant à peu de frais d’autres
responsabilités (défaillances architecturales, imprudences, erreurs dans les
règles de sécurité...). Plutôt que de ne pas donner les bonnes informations, au
prétexte d’éviter les risques de désordres, les autorités seraient bien mieux
inspirées de faire confiance aux gens en les considérant non comme des
contingences supplémentaires à gérer, mais comme partenaires à part entière,
quand surviennent des crises ou des situations difficiles.
La question de la jeunesse est l’une de celles qui sont le plus traitées
par les revues et publicistes. Aussi, n’est-il pas toujours facile d’apporter
une contribution qui soit nouvelle. La dernière livraison de Sciences Humaines
y arrive avec bonheur en relatant l’effort qu’a toujours mise en œuvre la
société pour placer sous contrôle cet âge de la vie plein de fougue. Pendant
longtemps, la sortie de l’enfance fut soigneusement encadrée par une proximité
permanente des adultes qui permettait de canaliser le tumulte et l’impatience
qui émergeait alors. A partir du XIXème siècle, la société prend le
relais des familles et du milieu professionnel jusqu’alors seuls facteurs de
socialisation l’autonomisation : en amont, par une scolarisation dès
l’école primaire, et en aval par la conscription. La marginalisation qui en
résulte ainsi que l’autonomisation, se concrétiser dans le dernier quart du XXème
siècle, par la massification de la présence d’une même classe d’âge dans les
collèges jusqu’à 16 ans. On assiste alors à la création d’une véritable culture
commune et d’un sentiment d’appartenance à un groupe dont l’une des
illustrations est cette télévision et ses séries (sitcom du type « Hélène
et les garçons » ou émission comme Love Story) qui constituent autant
de terrains privilégiés pour s’initier aux règles du jeu social : y sont
présentés toute une série de situations et de caractères dont il est possible
de tirer des correspondances avec la vie dans la société des pairs. La pression
de la jeunesse est d’autant plus forte qu’elle incite le monde des adultes au
jeunisme : rester jeune constitue l’une des injonctions de nos sociétés
modernes. Mais est-ce vraiment nouveau ? « Les vieillards
s’abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent plein d’enjouement et de
bel esprit, imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques »
remarquait déjà Platon dans La République !
Alors que le débat sur l’insécurité devient un argument premier des
joutes électorales, il est bienvenue de profiter d’un éclairage scientifique.
Avec tout d’abord le rappel qu’il n’y a crime ou délit que pour autant qu’une
société définit un acte comme transgressif. Ainsi, du vagabondage, de la
mendicité, des chèques sans provision et autres actes adultères qui ont tout
simplement disparu du nouveau code pénal de 1994. A l’inverse d’autres
comportements ont été incriminés : fumer dans un lieu public, conduire en
état d’ivresse, dépasser de 40 km/h la limitation de vitesse sont devenus des
délits. Seconde précision : l’arbitraire de la tentative de mesurer
l’insécurité. Les seules statistiques existantes font état de l’activité de la
police et donc de son efficacité. Ces chiffres peuvent tout autant démontrer
l’abaissement du seuil d’intolérance de la société, à un moment donné, sur un
comportement particulier. Si on assiste, depuis des années, à une stabilisation
du nombre des homicides et tentatives d’homicides, l’importance des viols s’est
nettement accrue. Cette dernière évolution est-elle la preuve d’un
accroissement de ce crime ou de la transformation du comportement des victimes qui
portent plainte de plus en plus souvent ? Autre thème
éclairant : la multiplicité des conceptions qui cherchent à comprendre le
comportement criminel. Y a-t-il un gène du crime comme le croyait Lombroso qui
tenta, au siècle dernier, d’en démontrer les origines anthropologique,
biologique et héréditaire ? Ou doit-on établir un lien avec la frustration
et l’insatisfaction ? Les conditions psychosociale de la vie ne
jouent-elles pas un rôle essentiel : lutte de classe, inégalités sociales,
conflits culturels ? Mais n’est-ce pas parfois plutôt la convoitise ou la
jalousie qui en constitue la motivation principale ? Et puis, il y a
l’inévitable psychopathe : passages à l’actes répétés, impulsivité,
incapacité à supporter les satisfactions différées ? De quoi placer en
perspective une question bien plus complexe qu’il n’y paraît.
Il faut attendre
le XVIIIème siècle pour voir apparaître la psychologie de l’enfant, les écrits
concernant cette classe d’âge étant surtout limités jusqu’alors à la pédagogie.
Très vite, cette nouvelle discipline va prendre les deux directions qu’on lui
connaît encore aujourd’hui : une approche très descriptive centrée sur la
connaissance de l’évolution du petit d’homme et de ses dysfonctionnements et la
démarche qui s’intéresse à l’enfant pour autant que celui-ci permet de
comprendre la nature humaine et de développement de la pensée. De nombreux
penseurs vont apporter leurs contributions à cette discipline : Binet,
Freud, Wallon, Vygotski... mais c’est Jean Piaget qui pose la pierre
angulaire autour de laquelle va bientôt tourner toute la réflexion : la
thèse centrale de son oeuvre s’appuie sur la conviction que l’intelligence se construit
au fur et à mesure des interactions entre le bébé et son environnement. Pour
autant, les dernières recherches ont permis de dépasser certaines des limites
des modèles classiques en démontrant que cette intelligence ne s’acquière pas
par stade comme un escalier, que l’on monterait marche après marche, mais par
chevauchement des différentes stratégies mises en oeuvre. L’enfant apparaît
comme un inventeur perpétuel qui cherche de nouvelles approches même si rien ne
l’y encourage, son esprit étant dominé par l’omniprésence de la variabilité et
du choix. Autre orientation qui s’impose : celle qui favorise une vision
globale de l’enfant, faisant entrer dans les facteurs à l’origine de ce qu’il
devient les dimensions d’ordre psychologique, éducatif, pédagogique, mais aussi
biologique ou génétique. Il n’est plus possible de limiter sa compréhension à
un modèle qui exclurait tous les autres.
La femme comme gardienne du
foyer et l’homme comme pourvoyeur des besoins de la famille et garant de
l’ordre social : cette image traditionnelle du modèle familial a été
pendant longtemps perçue comme l’aboutissement naturel de l’évolution sociale.
La théorie lacanienne est venue renforcer cette dualité des rôles parentaux en
attribuant à la mère la source affective et au père la fonction autoritaire.
L’évolution des mœurs et des nouvelles théories en sciences humaines ont remis
en cause tous ces cadres antérieurs de la vie privée et ses différentes dimensions :
sociabilité, sexualité, conjugalité, parentalité. Les relations au sein des
familles n’ont pas échappé à ces mutations. C’est d’abord l’émancipation des
femmes qui a bousculé les schémas préétablis. C’est ensuite la redéfinition de
la virilité qui a permis que soit réinvesti le rôle paternel. Mais, il s’agit
là plus d’un renouveau que d’une création ex-nihilo, tant il est vrai que
l’histoire médiévale fourmille de ces traités d’éducation à destination des
pères, qui les incitent à ne pas se limiter à la seule formation intellectuelle
et morale, mais les encourageant à la tendresse en condamnant toute tentation
de la violence. Reste l’inégalité homme/femme qui perdure, malgré toutes les
tentatives de traitement à parité : si l’homme continue à assumer seulement
le tiers du temps parental, la femme quant à elle n’occupe encore que 72 % des
postes de cadre (au sein de l’Education nationale, administration féminisée
depuis longtemps, on compte 4 rectrices pour 22 recteurs d’académie). Quant aux
pris Nobel, sur les 650 décernés en 99 ans, 30 seulement l’ont été à des
femmes.