Le train en marche

Jeudi 6 janvier 1994 : Lien Social vient à peine de fêter ses cinq années d’existence. J’en ai sept fois plus. Fraîchement abonné, je découvre la recension du livre de David Bisson et de sa thérapeute Evangéline De Shonen « L’enfant derrière la porte ». C’est le récit du calvaire vécu par un enfant martyrisé par sa mère et son beau-père. Cette critique est signée « Sébastien, 13 ans ». J’apprendrai bien plus tard que Sébastien est le fils du rédacteur en chef Jean-Luc Martinet. Pur exercice scolaire au départ, sa qualité d’écriture justifie pleinement sa parution. J’ose alors envoyer à Toulouse ma propre recension du livre d’Alice Miller « C’est pour ton bien » qui explique les mécanismes de la maltraitance. Je n’ose en parler autour de moi : comment un petit éducateur de province pourrait-il être publié ? Quelle prétention ! Quelle arrogance ! Quel orgueil ! J’imagine, en postant ma lettre, le réceptacle qui lui sera certainement destiné : la poubelle. Je reprends ma vie et oublie un peu cet acte hasardeux. Une dizaine de jours se passent. Un jour, je trouve dans ma boite aux lettres une lettre de Jean-Luc me proposant une collaboration régulière. Je vérifie l’adresse en en-tête de la missive, incrédule, me demandant s’il n’y a pas erreur de destinataire. J’ai beau tourner et retourner le courrier, le remettre et le ressortir de son enveloppe, pour le relire, je finis par m’y résoudre : il m’est bien destiné. J’y réponds, en avançant les « conditions » que le journal me demande de poser. C’est pour moi tellement gratifiant d’être publié que je n’ai pas vraiment d’exigences. Je propose néanmoins de m’aligner sur les modalités de piges en vigueur et sollicite le privilège d’un abonnement gratuit. Il me faudra plusieurs années pour réaliser ce qui m’arrive et prendre pleinement conscience que la signature qui apparaît, chaque semaine, au bas de la rubrique « livres » est la mienne. De la critique d’ouvrages, je passerai rapidement aux comptes-rendus de colloques, aux reportages et aux articles de fond. Puis viendra le billet d’humeur, bien pâle copie de la brillante rubrique du regretté Jean Cartry. Ayant pris le train quelques années après qu’il se soit élancé, je suis encore à son bord, alors qu’il roule depuis trente ans. Au cours du trajet, différents wagons se sont rajoutés : la couleur, la précieuse contribution de journalistes professionnels, le rubriquage. D’autres sont restés en gare, voguant vers d’autres cieux ou profitant de leur retraite. Mais, l’esprit de départ a perduré. L’éthique a résisté aux épreuves. La raison d’être s’est transmise. Quant à moi, je suis resté un petit éducateur de province. Mon immersion au cœur des pratiques professionnelles (découvertes lors de mes reportages), ma boulimie de lectures (alimentées par les services de presse), ma participation à tant de colloques (ouvrant leur porte bien volontiers au journaliste) m’ont permis de découvrir la richesse de ma profession, la créativité de tant de mes collègues et l’infinie complexité de la réalité humaine sur laquelle nous intervenons. Je peux en témoigner : pour prestigieux qu’elle soit, l’écriture journalistique dans Lien Social ne rend pas plus efficace sur le terrain, plus convainquant face aux familles, ni plus pertinent dans le choix des actions à mener. Mais, elle oblige à toujours plus d’humilité face à la souffrance d’autrui, d’ouverture sur l’ensemble des possibles et de discernement dans ce qu’on croit être bien pour l’autre.

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1237 ■ 29/10/2018