Comme à chacune de ses visites, Wilfried reçoit son éducateur dans sa chambre. Le rite est immuable : c’est l’adolescent qui l’a instauré, dès la première rencontre, choisissant son territoire intime comme lieu de l’entretien. Ce jour-là, l’adolescent semble peu disposé à entrer dans le moindre dialogue. Aux tentatives de l’adulte d’engager l’échange, il oppose un total mutisme. Connaissant bien ce jeune, l’intervenant sait qu’aujourd’hui, il sera difficile de parler ensemble. Comment réagir ? Lui en demander les raisons ? L’interroger sur une maladresse passée commise par le professionnel qui expliquerait ce comportement ? Tenter de forcer la parole ? Menacer de se retirer ? Finalement, l’humour apparut alors comme la moins mauvaise solution. « Mon cher Wilfried, je te remercie de prendre soin de ton éducateur. Tu as deviné, qu’avant de venir te voir, il avait eu une lourde journée. Aussi, comme tu es doté d’une immense bienveillance à son égard, tu as décidé de lui offrir une heure d’apaisement. Je suis très touché de cette attention. Et, pour tout de dire, je l’accepte avec grand plaisir ». Et voilà le travailleur social, arborant un visage satisfait et détendu, prenant ses aises dans son fauteuil en s’y callant et entrant à son tour dans un longue période de silence. Dix minutes se passent, vingt, trente, quarante-cinq, cinquante... Wilfried jette, de temps à autre, un coup d’œil autant inquiet qu’intrigué à son interlocuteur qui lui renvoie alors un grand sourire. La soixantième minute va bientôt sonner. L’éducateur, sortant de son silence, remercie chaleureusement l’adolescent, en lui expliquant quel beau cadeau il vient de recevoir. Il rajoute qu’il passerait bien plus souvent pour bénéficier d’un tel moment qu’il espère renouveler lors de ses prochaines visites. L’adolescent ne récidiva jamais. Un an après la fin du suivi, croisant son ancien éducateur dans la rue, il lui décrocha un magnifique sourire et lui raconta volontiers ce qu’il était devenu. 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1259 ■ 14/10/2019