AFIREM - Réfléchir sur la maltraitance

La question de la maltraitance est devenue au cours des années un thème très à la mode qui remplit les salles et fait fructifier les maisons d’édition. Cela ne signifie pas pour autant qu’une réflexion posée et constructive soit compromise. A preuve, le dernier congrès de l’Afirem. Compte-rendu.

L’Association Française d’Information et de Recherche sur l’Enfance Maltraitée fête cette année ses 25 années d’existence. Créée en 1979 par Pierre Straus, pédiatre social et redécouvreur, en France, de la maltraitance envers les enfants, l’Afirem est avant tout un rassemblement de professionnels impliqués dans la protection de l’enfance : travailleurs sociaux, éducateurs, psychologues et psychiatres, médecins, personnels soignants, policiers, magistrats, enseignants... se retrouvent dans ses rangs et lors des journées qu’elle organise. Et justement, en cette mi-novembre 2005, se tenait dans la mythique salle de la Mutualité, à Paris, son cinquième congrès national : les « Etats généraux de la maltraitance » (1)  L’occasion, loin du battage médiatique et de la dictature de l’émotion, de nourrir une réflexion audacieuse parfois, innovante toujours. Ces travaux permirent de combattre la diabolisation, la simplification et la caricature dont souffre bien trop souvent dans notre pays, la gestion de la maltraitance.

 

Privilégier la complexité

C’est Bernard Golse, pédopsychiatre, qui ouvrit le bal, en posant d’emblée la question en terme de paradoxe et de complexité. Deux risques menacent la réflexion en la matière, expliqua-t-il. Le premier est celui de la linéarité : établir un rapport de cause à effet, entre deux problèmes qui ne sont pas identiques. Telle la tentation de vouloir établir une continuité simple entre les troubles connus dans l’enfance et le devenir délinquant à l’adolescence. « Si la prévention doit bien être notre premier devoir, la prédiction constitue notre ennemi numéro un ». Loin de la stigmatisation qu’impliquent certains raisonnements qui ne font qu’enfermer dans la logique étroite de la causalité, Bernard Golse en appelle aux modèles polyfactoriels. Le second risque tient dans la tentative de réduire la complexité, en se rabattant sur les pièges qui consistent à s’en tenir à l’apparence de ce qui se voit ou de ce que l’on croit voire. Ainsi, de l’enfant qui constitue la part commune de toutes les formes de maltraitance et qui n’existe que sous des aspects multiples et contradictoires : à travers le petit d’homme en chair et en os qui est victime, lequel est visé par les actes de malveillance ? Est-ce l’enfant qu’on a soi-même été ou celui qu’on croit avoir été, et qui se trouve réactivé par la naissance de son fils ou de sa fille ? Est-ce l’enfant fantasmatique qui répond aux espoirs les plus inconscients ou cet enfant imaginé jour après jour par des parents qui l’élaborent dans leurs représentations avant de se confronter à un être qui peut tout autant les conforter que les décevoir ? Est-ce l’enfant narcissique qui a pour fonction de colmater les brèches  et réparer des blessures et déceptions de ses parents ou l’enfant mythique et culturel que projette toute société à un moment donné de l’histoire. Ce maillage de tous ces enfants qui se déploie bien avant la naissance ne peut que provoquer la haine, la violence et l’agressivité qui sont inhérents au fonctionnement humain. Notre espèce a toujours su élaborer des limites pour contenir ces affects et les socialiser. Sans ces cadres minimaux, nous nous serions autodétruits depuis bien longtemps. Ce qui compte et qu’il faut travailler en permanence, ce n’est pas tant cette ambivalence propre à chacun que l’effondrement possible de ces garde-fous. Au cœur de cette complexité se trouve l’appréciation des normes. Le projet de concevoir leur unification s’écroula définitivement à la suite de l’intervention de l’anthropologue Maurice Godelier.  « Des 10.000 sociétés recensées dans le monde, on trouve sept types de familles différentes, la famille chrétienne n’étant qu’une version parmi d’autres. » Six facteurs viennent, en s’articulant, former ces diverses combinaisons. Que l’on prenne le mode de filiation (de qui est censé descendre l’enfant), l’alliance (permettant de procréer),  les règles de résidence, la façon de classer les parents (dans certains peuples, toutes les soeurs de la mère sont considérées à égalité avec elle, tous les frères du père à égalité avec lui dans la fonction parentale), la représentation de l’enfant (comme le produit de l’union de l’homme et de la femme mais auquel vient s’adjoindre une force tierce, qui, selon le cas va donner qui l’âme, qui les os, qui le sang …), les interdits sexuels, il y a une grande diversité qui doit nous amener à considérer avec la plus grande circonspection certaines pratiques qu’on ne comprend pas toujours et qu’on peut être prompts à juger. Ainsi, un peuple qui considère que le père n’appartient pas au même clan que sa fille, ne vivra pas leurs rapports sexuels comme un inceste.  Ces raisonnements ne sont pas faits pour justifier l’injustifiable ou pour réintroduire en fraude des pratiques inadmissibles, au prétexte qu’elles pourraient s’expliquer. Il s’agit là d’affiner la compréhension d’une réalité qu’on n’arrivera jamais à interpréter si on la rejette dans  la diabolisation. Effectivement, constate le philosophe Eric Fiat, on est passé un peu vite du déni en matière de maltraitance à l’indignation vertueuse. Et comme chaque époque possède son démon, il n’est plus aujourd’hui pire figure du mal radical que le pédophile. Or, la vie est consubstantielle d’une complexité ontologique. Ce que chacun cherche en permanence, c’est le juste rapport à l’enfant. Entre l’accaparement (qui heurte son droit à être libre) et l’abandon (si l’enfant n’est pas reconnu et est laissé à lui-même, il est comme jeté à l’infini), entre la tendresse (dont il a besoin de se nourrir au même titre que le boire et le manger) et l’exigence (synonyme de stimulation et de progrès), le parent, l’éducateur, l’adulte oscillent en permanence devant faire preuve à la fois de courage et de tempérance. La gestion permanente de l’entre-deux n’est jamais exempt de dérives et de dérapages : « parler de la maltraitance n’est sérieux que si on en parle comme quelque chose qui n’est pas extérieur à nous : elle n’est pas étrangère à celles et ceux qui se veulent urbains et bienveillants. » Elle est la conversion du malchanceux en méchant. Deux attitudes s’avèrent dès lors indétachables l’une de l’autre : comprendre la maltraitance (je n’ignore pas la malchance qui t’a assailli), sans la légitimer (cela ne vous donne par pour autant le droit d’être méchant). Un tel discours est éminemment fatiguant : il serait si simple d’avoir une réponse unique !

 

En finir avec les mythes

Introduire la complexité signifie s’en prendre à un certain nombre d’évidences qui structurent la pensée collective, au point de transformer tous ceux qui en doutent en suppôts de la maltraitance ou en défenseurs de la pédophilie. Le procès d’Outreau a balayé les dernières prétentions à voir dans l’enfant quelqu’un qui « dit toujours la vérité ». Christian Guery, juge d’instruction, est venu rappeler le divin qui s’attache à la notion de « parole » en général, à celle de l’enfant en particulier. « Qu’il est bon de trouver dans la défense de l’enfant victime une identification positive et un consensus collectif qui assurent à celles et à ceux qui y adhèrent, la garantie d’être du bon côté de la barrière ». C’est pourquoi, Christian Guery préfère parler des « dires du mineur ». Ainsi désacralisés ses propos se réapproprient la dimension pleine d’humanité et de subjectivité qu’ils n’auraient jamais du quitter. Ce qui permet alors d’affirmer, sans risque de donner dans le sacrilège, que pour de multiples raisons, l’enfant fait des arrangements avec la vérité. Il y va parfois de la nécessité de couvrir les ambivalences inévitables liées au fait que l’agresseur est dans l’immense majorité quelqu’un de proche et d’aimé. Qu’on le marque au fronton des palais de justice : la preuve n’est jamais réductible à la parole de la victime, fut-il un enfant ! Second mythe fortement bousculé au cours de ce congrès, l’idée selon laquelle la judiciarisation serait le préalable à toute reconstruction de la victime. Les uns ont pu témoigner, comme cette psychologue, par ailleurs administrateur ad’hoc, du processus de restructuration qu’avait permis la procédure judiciaire pour les enfants qu’elle avait accompagnés tout au long des procès. Les autres ont pu crier non à la précipitation qui peut parfois occasionner bien des dégâts quand on ne prend pas le temps nécessaire de jauger la bonne solution à adopter, non à la judiciarisation systématique qui stigmatise et enferme dans une dynamique univoque, non à la pénalisation automatique qui peut plonger les victimes dans une culpabilisation pesante quand certaines d’entre elles ont le sentiment d’être responsables de l’emprisonnement d’un proche. Mais pourquoi opposer les deux témoignages, réagira un participant. L’un et l’autre ne sont pas contradictoires, chacun évoquant une réalité qui peut se côtoyer, la souffrance et le traumatisme n’étant pas réductibles à un seul modèle, pas plus que la façon d’en émerger n’est unique. Troisième mythe là aussi contesté par un Maurice Berger très en forme : la compétence parentale absolue et intemporelle. « Le point aveugle du dispositif français de protection de l’enfance consiste à refuser l’idée que des parents pourraient être incapables d’exercer leurs fonctions ». Pourtant, il existe des situations où leur influence peut s’avérer profondément pathologique. L’enfant est alors dans l’angoisse de ce qu’il ressent : il ne sait pas si cela relève de l’extérieur ou du plus profond de lui. Il va être alors essentiel de lui permettre de se différencier de la source du traumatisme qu’il subit et de s’identifier à des adultes référents qui lui donnent une ouverture sur une autre dimension que celle de parents l’enfermant dans les troubles et la confusion. La « parentectomie » osera affirmer Michel Lemay doit pouvoir intervenir quand la survie psychique de l’enfant est menacée. Cela nécessite non seulement une évaluation exigeante, mais aussi des moyens donnés à la prévention dès le plus jeune âge, pour épauler, accompagner et soulager les parents en difficulté. « Mais, nous n’avons pas le droit de laisser un enfant se détruire, au nom du droit des parents ». C’est encore Michel Lemay qui s’attaquera au dernier mythe évoqué ici : après une longue phase d’aveuglement, notre société en est arrivé à largement confondre dérapages ponctuels et pédophilie. L’enfant séduit, provoque ou déçoit : il devient tantôt celui qui gratifie et tantôt celui qui persécute. Cette résonance émotionnelle est toujours à même de provoquer un faux pas qu’il faut éviter de confondre avec une structuration perverse. Et, le célèbre pédopsychiatre de livrer un souvenir d’enfance : élève chez les frères, il fut l’objet avec un petit copain d’une séance de déshabillage initié par un prêtre, au prétexte d’une révision pour le contrôle à venir portant sur la biologie humaine. Michel Lemay rapporte n’avoir vécu aucun traumatisme particulier et avoir oublié cet incident pendant des décennies. Rétrospectivement, il s’est imaginé ce que cela aurait induit aujourd’hui : signalement, audition par la gendarmerie, garde à vue du prêtre, voire séance de thérapie plus ou moins intensives… Toutes choses qui auraient peut-être plus marqué négativement le jeune adolescent qu’il était. Entre banalisation coupable d’hier et dramatisation stigmatisante contemporaine, n’y a-t-il pas finalement une place pour une plus juste gestion de ces situations qui réponde au traumatisme réellement vécu par la victime, plutôt qu’aux représentations et fantasmes de adultes ?

Si l’Afirem n’a pas hésité au cours de son congrès à « se mouiller » comme l’affirmera Jeanine Oxley, il n’en sera pas de même des politiques présents à l’inauguration des travaux et à leur clôture. Certes, Valérie Pécresse, co-rapporteure de la mission d’information de l’assemblée nationale sur la famille et les droits de l’enfant a rendu compte des grands axes préconisés par son rapport : accent mis sur la prévention, instauration d’un secret professionnel partagé, déjudiciarisation au profit de l’action administrative … mais le clou du spectacle fut vraiment donné par le chef de cabinet adjoint du ministre de la famille Philippe Bas, qui annonça l’organisation d’un grand débat national devant avoir abouti … au mois de mars 2006 ! Décidément, il n’y a que dans le social qu’il est « urgent d’attendre » et de prendre le temps de réfléchir. Les politiques continuent à s’inscrire dans une précipitation qui ne peut être bonne conseillère pour la réforme nécessaire de la protection de l’enfance. Il n’est pas sûr que la richesse de réflexion d’une association comme l’Afirem soit mise à contribution à hauteur de ce qu’elle mérite.

 

 

Jacques Trémintin – Novembre 2005

 

(1) « Etats généraux de la maltraitance » Afirem, 17 et 18 novembre 2006, Paris. Actes disponibles, à la fin du premier semestre 2006. Hôpital des enfants malades 149 rue de Sèvres 75730 Paris cedex 15.