ANAS - Face au grand chambardement

On la croyait moribonde... le cadavre bouge encore ! L’ANAS vient de proposer un congrès plein de dynamisme et de vitalité (1) où se sont débattues les questions relatives aux mutations du travail social et aux capacités d’adaptation des professions qui l’animent.

Avenir incertain, crise d’identité, usure professionnel, découragement... les mutations que notre société a connues ces dernières décennies ont placé les professionnels du social dans une situation d’autant moins confortable qu’on leur demande beaucoup, tout en ne les reconnaissant et les écoutant que bien peu. On a vu, en outre, apparaître une multitude de métiers différents et même des fonctions instituées sans aucune formation préalable. La destinée des professions dites canoniques (assistant social, éducateur spécialisé, animateur...) serait-elle de disparaître et d’être remplacées par de simples exécutants de tâches régies par la loi du marché ? Ces inquiétudes sont récurrentes. Avant de répondre à ce questionnement, le colloque de l’ANAS a commencé par dresser l’état des lieux.

 

La montée de l’exclusion

Maryse Hesterle-Hedibel, sociologue, a dépeint un tableau bien peu réjouissant. Avec 4 millions de personnes vivant avec moins de 538 € par mois, la situation de l’exclusion n’a guère évolué depuis quelques années. On est loin du 4% de progression annuelle du pouvoir d’achat ouvrier enregistré entre 1945 et 1975. Notre pays a laissé réapparaître la figure du travailleur pauvre en y rajoutant une absence de perspectives et d’avenir qui confine au désespoir. On sait facilement dénoncer les manifestations de violence dont les populations les plus stigmatisées se rendraient coupables. On déploie moins de sagacité pour en rechercher les causes dans la violence sociale et l’insécurité initiale qui sont autant de facteurs déclenchants. Tout au contraire, quand on essaye d’expliquer le sort réservé aux plus pauvres, on ne sait qu’externaliser les causes. On n’hésite pas à pathologiser les manifestations de souffrance en les isolant de leur contexte. Le surendettement des familles ? C’est qu’elles ne savent pas bien gérer leur budget. La responsabilité d’une société qui généralise l’identification du bonheur à l’acquisition de biens de consommation ? Point. La délinquance de certains jeunes ? C’est à cause des parents qui sont démissionnaires. La responsabilité d’une société de consommation qui dégouline de produits que les plus pauvres ne peuvent acquérir qu’en se saignant aux quatre veines ? Point. Les élèves en échec scolaire ? Il faut les envoyer voir une psychologue. La responsabilité d’une école qui cherche plus à sanctionner qu’à régler les problèmes en s’interrogeant sur ses propres dysfonctionnements ? Point. Le gouvernement actuel préfère opter pour une politique de camouflage de la misère et de gestion de l’ordre public plutôt que d’essayer de s’attaquer aux problèmes de l’exclusion et de chômage qui d’ailleurs ont disparu des préoccupations principales affichées par le Président de la République. La société serait-elle devenue impuissante à résorber cette disqualification qui perdure entre insertion précaire et  exclusion persistante ? L’action sociale serait-elle donc tombée en panne ? Le travail social est toujours le produit de conditions économiques, sociales et politiques à un moment donné, expliquera le sociologue Michel Chauvière.

 

Menace  et résistante de l’Etat providence

Ce sont ces circonstances historiques que Marie-Thérèse Paillusson, ancienne Présidente de l’ANAS a décrites, en expliquant comment, tout au long de la construction européenne, les fondements de l’action publique n’ont cessé d’être ébranlés. Ce processus s’est opéré au même rythme qu’étaient remis en cause tant l’Etat nation que le monopole étatique du service public. Les revendications locales d’autonomie et la concurrence du privé ont été les principaux facteurs de désorganisation. Les Etats membres coincés entre une logique supra nationale et les politiques décentralisatrices n’ont toujours pas réussi à se mettre d’accord sur une définition commune de la fonction publique et les règles éthiques s’y rattachant. Ce changement de rôle opéré par l’Etat s’est bien sûr fait sentir sur les politiques d’action sociale. Un glissement progressif l’a vu renoncer à exercer lui-même des prestations au profit d’un rôle de régulateur et de financeur des initiatives associatives. Sont apparus des thèmes faisant largement place aux notions de rentabilité ou encore à la transformation des usagers en consommateurs de service. Ces orientations seront confirmées par Michel Chauvière qui notera la tentation au nom de l’intérêt de l’usager, de remplacer les subventions accordées aux associations par une solvabilisation des personnes handicapées transformées en clients devenant ainsi partie prenante du marché.  Mais, dans le même temps, il s’attachera à infirmer l’idée selon laquelle on serait sorti de l’Etat providence. Non seulement, affirmera-t-il avec force, le dispositif français de solidarité et d’intégration n’est pas en régression, mais il s’est encore affirmé au cours des dernières années (CMU, APA …). Le pire n’est donc pas arrivé et n’est pas destiné à arriver. La meilleure illustration est peut-être ce projet d’assurances privées qui viendraient concurrencer la sécurité sociale, qui n’a jamais vu le jour et n’a pas trouvé de relais politique, même chez les plus libéraux. Michel Chauvière s’est montré très critique face à la perception du local qui serait bon par essence ou encore de cette relation égalitaire qui placerait sur le même plan tous les niveaux de pouvoir : commune, département, région pouvant traiter d’égal à égal avec l’Etat. Il a rappelé la nécessité que l’Etat garantisse les mêmes droits à tous les citoyens où qu’ils se trouvent.

 

La place des élus

C’est justement cette place de l’initiative locale que défendra André Trillard, Président du conseil général de Loire-Atlantique. Pour une fois qu’un homme politique accepte d’affronter un public de travailleurs sociaux alors que d’habitude ils inaugurent les colloques ou les concluent en coup de vent, le dialogue a été tonique. Monsieur Trillard est apparu dans sa logique d’élu et ses propos ne seront pas marqués par la langue de bois : ainsi commencera-t-il à incriminer des services d’Aemo justice suspects à ses yeux de refuser d’assurer des visites hors des villes. Il déplorera ensuite la réunionite des travailleurs sociaux : quand dix ou quinze professionnels se rencontrent à propos d’une même famille, cela coûte plus cher en salaires que les aides financières accordées à cette même famille. Il se plaindra encore que trop de professionnels agissent en échappant au cadre fixé par l’institution. Cet exercice fut tout à fait intéressant en ce qu’il a permis de mesurer le fossé qui sépare les travailleurs sociaux des élus. C’est à partir de leur place respective que les uns et les autres doivent pouvoir entrer en relation. Autre homme politique invité, Kofi Yamgnane expliquera son parcours d’immigré togolais ayant réussi une parfaite intégration (puisqu’il gagnera les ors de la République comme secrétaire d’Etat à l’intégration), mais finalement, arrivé trop tôt dans notre pays, pour être contraint de devenir clandestin et sans papier. Sympathique et attachant, ce monsieur qui affirmera qu’on ne peut jauger le travail sur l’humain comme on évalue une production. Mais, conseiller général du Finistère, quand cette assemblée est passée à gauche, il devra faire face à une grève de 15 jours des personnels médico-sociaux, opposés par l’un des choix du nouvel exécutif : instaurer un guichet unique. Comme quoi, le goulet d’étranglement entre les élus et les travailleurs sociaux qui rend la compréhension mutuelle parfois compliquée, n’a pas toujours une couleur politique.

 

Le travail social face au changement

Les professionnels de l’action sociale ne sont pas hostiles à tout changement. Ils y aspirent et sont porteurs de transformation. C’est même là l’essence de leur fonction : agir afin que les individus en difficulté et le milieu social s’ajustent dans une progrès réciproque. Face aux mutations en cours, ils ont eu l’occasion de montrer en permanence leurs capacités d’adaptation. Les initiatives fourmillent, même, si le plus souvent, c’est à bas bruit, mettant à mal l’idée d’un secteur qui serait figé et peu propice à l’innovation. La situation actuelle n’est finalement pas très nouvelle. Depuis qu’il existe, le travail social a su construire ses propres connaissances et acquérir ses capacités d’expertise, en s’adaptant aux évolutions en cours, rappellera Cristina de Robertis, directrice de l’IRTS de Toulon, donnant pour exemple le surendettement des ménages qui avait été identifié bien avant que les politiques ne légifère à son égard. Les professionnels ont connu des mises en cause successives : accusation d’un contrôle social exercé au bénéfice des riches (dans les années 70), fièvre de l’évaluation et l’injonction à la rentabilité (dans les années 80), annonce d’une disparition des professions canoniques (dans les années 90).  Et puis, à chaque fois, tel le Phénix, il y a eu une renaissance des cendres annoncées,  le travail social s’enrichissant, décennie après décennie, de nouvelles méthodes venant non pas se substituer mais compléter les précédentes : approches globales et systémiques (années 70), approches collectives (années 80), nouvelles explorations autour du contrat, du travail en réseau, de la médiation et du projet (année 90). Loin d’être figé, il est donc dans une perpétuelle dynamique de création et de renouvellement de ses repères et de ses techniques. Mais pas à n’importe quel prix. La finalité est bien de lutter contre les exclusions, à favoriser les liens sociaux et l’accès à la citoyenneté. Ces valeurs, Brigitte Bouquet, titulaire de la chaire de travail social au CNAM, les énumèrera : valeurs humanistes (respect, écoute, libre arbitre, dignité, loyauté, intégrité, tolérance...), valeurs du droit (droits des usagers, secret professionnel...) valeurs démocratiques (justice sociale, laïcité, citoyenneté...). C’est en leur nom que les professionnels doivent interroger leur pratique, leur mission et les tâches qui leur sont confiées. Ce questionnement éthique est essentiel pour trouver la juste place dans l’interface, quand le professionnel est confronté aux paradoxes entre l’intérêt de l’usager et l’intérêt de la société, entre l’aide et le contrôle, entre l’intervention dans la durée et l’intervention dans l’urgence, entre la qualité de l’action engagée et la rentabilité que certains en attendent. C’est bien là que se situe la résistance à la standardisation des pratiques.

 

La nécessaire prise de parole

Maryse Hesterle-Hedibel terminera son intervention en constatant qu’on entendait beaucoup les syndicats de policiers et d’enseignants, mais rarement les travailleurs sociaux. Jacques Ladsous rappellera que cette corporation constitue une masse de 600.000 salariés qui est restée jusqu’à ce jour bien silencieux. Cristina de Robertis répondra aux inquiétudes exprimées dans la salle sur la nécessité et la possibilité de réagir en prenant les moyens de se faire entendre. Michel Chauvière justifiera de la place des travailleurs sociaux en expliquant que le fondement de l’action sociale possède un enracinement et une légitimité qui lui viennent de la révolution  et de la continuité républicaine. Serait-ce un appel à la révolte ? Plutôt la conviction que les professionnels du social ont le devoir de se faire entendre. Et, ils ont la légitimité pour le faire. C’est ce que démontrera Hélène Harsfeld, Docteur en science politique. Et cette légitimité se décline au moins à trois niveaux. Les professionnels sont recrutés et missionnés pour accomplir notre tâche : c’est la légitimité institutionnelle. Ils sont  impliqués auprès des usagers dans une logique contractuelle de services rendus : c’est la légitimité démocratique. Enfin, ils possèdent un savoir-faire tant en matière de régulation des dysfonctionnements, qu’en terme de conseils, de montage d’opérations complexes ou d’interface entre l’individu et la société : c’est la légitimité de compétence. Ce droit qui nous est ainsi reconnu de dire et d’agir au nom d’un certain nombre de convictions éthiques n’est jamais donné d’office ou acquise une bonne fois pour toutes. C’est en permanence qu’il faut la revendiquer et la co-construire. Hélène Harsfeld évoquera cinq postures productrices de cette élaboration : s’exposer (se confronter aux autres, comprendre leur logique), prouver (fournir un système argumentatif), être éprouvé (démontrer la pertinence de sa place), s’accorder (être capable de se coordonner et de s’articuler aux autres) et enfin échanger. Qu’on le proclame bien fort : les professionnels du social ont des choses à dire, une expertise à mettre en valeur, des capacités en matière de diagnostic social à valoriser, toutes choses qui ont été confisquées, à des tarifs prohibitifs, par les cabinets d’audit. Ils veulent participer à l’écriture des politiques sociales et refusent d’être de simples exécutants car ils en sont aussi les concepteurs.

Et ce n’est pas le moindre des réussites de ce colloque que d’avoir réussi à rappeler cette compétence collective de nos professions. D’autres voix qui vont dans le même sens, se sont fait entendre pendant ces journées : celle de la Conférence permanente des organisations représentatives des acteurs professionnels du social (qui intervient régulièrement dans le débat public) ou encore celle de Jacques Ladsous, initiateur d’un appel à la tenue en 2004 des états généraux du social. Gageons que l’initiative heureuse de l’ANAS ne restera pas sans lendemain.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°653 ■ 13/02/2003

 

(1) « Travail social, le grand chambardement ? » Journées d’étude tenues les 29, 30 et 31 janvier 2003 à Angers, par l’association Natinale des Assistants de Service Social (15 rue de Bruxelles 75009 Paris tél. : 01 45 26 33 79)

 

 

Où en est la réforme des études d’AS ?

Elisabeth Gras, conseillère technique et pédagogique auprès du bureau des professions de la DGAS avait été invitée par les organisateurs à venir parler de la réforme des études d’assistant de service social. C’est la loi-cadre de 1998 sur les exclusions qui a lancé le chantier de la rénovation des formations aux professions du social (article 151). La dynamique engagée, expliquera Madame Gras, concerne toute une série de métiers déjà existants (assistant de service social donc, mais aussi délégué à la tutelle ou conseillère en économie sociale et familiale) ou en cours de reconnaissance  (conseiller conjugal, médiateur familial). La démarche adoptée est commune : il s’agit de déterminer un référentiel professionnel qui abordera le cadre de l’intervention, le référentiel d’activités et enfin le référentiel de compétences, avant de déterminer les modalités de certification (quelle forme va prendre l’examen final) et enfin d’élaborer le référentiel de formation proprement dit.  Le consensus est recherché, puisqu’un comité de pilotage regroupant les représentants des centres de formation, des employeurs et des professionnels est chargé de valider les travaux. Pour ce qui concerne les assistants de service social,  la profession est protégée par la loi qui exige la possession du diplôme d’Etat pour porter le titre et occuper un emploi correspondant. Mais, la législation a toujours été muette quant au descriptif des tâches accomplies. Deux principes sont d’abord réaffirmés avec force par le ministère : le maintien du diplôme national (et ce quels que soient les projets par ailleurs de régionalisation du secteur de la formation) et de l’alternance terrain/école (la France est le seul pays à ne pas former les professionnels du social via l’université). Commencée en février 2002, la première étape (référentiel métier) est achevée : elle a été présentée au comité de pilotage le 9 décembre dernier. Les deux étapes suivantes (référentiel de certification et référentiel de formation) devraient l’être d’ici à fin juin 2003. Madame Gras n’a pu présenter le produit final de la réforme qui n’est ni encore finalisée, ni validée. Inévitablement, la question lui a été posée de la reconnaissance du diplôme d’Etat à Bac+3, conformément à la réglementation européenne. Une régularisation a déjà été effectuée tant pour les instituteurs (devenus depuis, professeurs des écoles) que pour les officiers de police judiciaire ou les puéricultrices, les uns et les autres étant reconnus cadre A de la fonction publique (ce qui correspond au niveau de licence). Madame Gras a confirmé qu’il n’était pas dans les intentions du ministère de satisfaire cette revendication. Elle s’est refusée à tout commentaire, bien que sans doute, convaincue, en tant qu’ancienne assistante sociale elle-même, de la légitimité de cette demande.