Risque, danger & catastrophe

Journée d’étude Nantes 1999

Quel rapport y a-t-il entre Tchernobyl, Sévéso, Bopal et le coup de folie qui s’empare d’un père de famille au chômage qui abat tous les membres de sa famille avant de se suicider ? Dans chacune de ces situations, on a affaire à une catastrophe que l’on peut définir comme la destruction irréversible  du problème, des gens qui portent le problème et du contexte dans lequel se situe le problème. C’est à la fin des années 80, qu’émerge la prise de conscience des risques dits majeurs. Chercheurs, industriels, économistes, écologistes se rencontrent pour tenter de mieux maîtriser les situations à risque en amont et de tenter de formaliser des actions de prévention. P. Lagadec élabore en 1990 les bases théoriques des sciences du risque et du danger qui prennent le nom de « cindyniques » (du grec Kindunos : le danger). Utilisés sur le plan tout d’abord macroscopique des risques technologiques, puis naturels majeurs, ces concepts vont très vite être employés au niveau microscopique du système familial ou du sujet  en aboutisant à la notion de risque psychologique majeur(1). Il apparaît, en effet, de nombreuses analogies dans le processus qui amènent dans un cas comme dans l’autre à l’avènement de la catastrophe. C’est ce qu’est venue expliquer Catherine Guitton, psychiatre des hôpitaux, à la journée d’étude proposée à Nantes le 19 novembre. (2)

Le risque, explique-t-elle, est une probabilité entre la survenue d’un événement et sa gravité. Sa perception relève de la subjectivité de chacun et de ses représentations du réel. Selon que l’on se situe dans la position de l’acteur ou de l’observateur, l’approche du risque sera bien différente : le premier le calcule et est persuadé de pouvoir le maîtriser, là où le second peut commencer à s’inquiéter. Si l’observateur tente parfois de tirer la sonnette d’alarme, il peut tout aussi bien le faire à mauvais escient que s’agiter en vain en n’arrivant pas à convaincre l’entourage du risque encouru.  Nous sommes bien là dans le domaine de l’imprévisible. C’est là justement où interviennent les sciences cyndiniques, en permettant de repérer les syndromes de danger et de risque, qui sont dès lors hautement prédictibles et encore maîtrisables. Elles proposent cinq axes autour desquels s’élabore la catastrophe en gestation. Pour mieux les illustrer, nous allons utiliser l’exemple de cet artisan ruiné qui massacre sa famille, en essayant de repérer en quoi sa situation de crise pouvait être identifiée.

Le premier axe se situe au niveau épistémique : ce sont les modèles de fonctionnement, les savoir-faire en vigueur dans le système donné. Cet homme est réduit au chômage à 50 ans après 36 ans de travail et près de 20 ans d’activité comme artisan. Son modèle de vie apparaît ici complètement ébranlé : son mode traditionnel de vie basé sur le travail vient de s’effondrer. Le second axe est déontologique : ce sont les règles, la mise en forme, les méthodes, le droit qui régule le système. Notre artisan, habitué à être maître de son action, n’est plus à l’initiative de rien : il subit. Le troisième élément dit axiologique se réfère aux valeurs culturelles du système. Ici, les notions de réussite individuelle et de vivre à son compte sont sérieusement mises en cause. Puis, vient l’axe mnésique qui recoupe la mémoire et les retours d’expérience. Cet aspect ne laisse guère d’espoir à notre artisan : il sait qu’il a peu de chances de se relever un jour il est ruiné et a accumulé d’importantes dettes. Ces quatre axes constituent la logique du cinquième : production, résultats, objectifs, priorités, en un mot finalités du système. Cette dynamique est largement perturbée dans le cas de notre artisan. Globalement, c’est donc bien le manque de valeurs, la confusion des finalités, l’absence de déontologie, les vides et dissonances entre les différents axes qui peuvent provoquer des situations paradoxales ingérables propices à la catastrophe. Celle-ci peut toutefois être évitée, si l’entourage se mobilise. Encore faut-il qu’il en ait conscience. Plusieurs circonstances constituent des facteurs de banalisation ou d’aveuglement. Cela peut d’abord être une stratégie d’isolement et de repli du système qui se coupe alors de son contexte. Par honte ou pour préserver le plus longtemps possible son image sociale, l’artisan coupe toutes ses relations et referme sa famille sur elle-même. Cela peut ensuite passer par le cloisonnement des informations dispensées, l’émiettement des renseignements accordés, le changement des règles du jeu dans les relations établies. Les données fournies par l’artisan à chacun des intervenants auxquels il a à faire sont suffisamment fractionnées pour que chacun n’aie pas une vision d’ensemble de la situation. C’est encore la rationalisation qui vient recouvrir les mécanismes de refoulement et de déni : le système est merveilleusement indifférent à son sort et navigue en toute sérénité sur ce qui lui semble être une mer d’huile. C’est là aussi une façon de se protéger et d’éviter d’avoir à affronter une réalité trop douloureuse.

On est bien alors dans l’impuissance à penser, à anticiper, l’incapacité à symboliser, la catastrophe venant peut-être là comme une ultra solution souhaitée passivement qui viendrait s’imposer pour régler d’une façon drastique les impasses accumulées. Il est à la fois difficile et délicat d’avoir une claire conscience des dysfonctionnements d’un système, en restant dans une logique d’isolement. Seule le mise en réseau des intervenants permet alors de mettre un terme aux situations chaotiques, indécidables et imprévisibles. L’analyse et l’approche des risques, doivent non seulement être une conviction individuelle et personnelle, mais se placer dans une dynamique de partage et d’échange avec les autres acteurs. C’est la seule façon d’approcher dans toute sa profondeur les différents axes cyndiniques et ainsi favoriser l’appréhension des déficits, vides et dissonances annonciateurs des catastrophes potentielles.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°518 ■ 10/02/2000