Année après année, le Centre de Guidance Infantile propose, sous la haute autorité de Michel Soulé, une journée scientifique largement imprégnée par la logique psychanalytique.
1997 a constitué l’exception qui confirme la règle, puisque c’est à Boris Cyrulnik qu’a été confiée l’articulation d’un colloque délibérément tourné vers l’éthologie.
Ce dont il s’agissait alors c’était bien de s’interroger sur les formes d’intelligence et de langage qui précèdent la parole et qui donne un sens à l’univers lais aussi au foetus, au nouveau-né et au bébé.
Pour ce faire, place à la biologie, à l’orthophonie, à l’anthropologie et ... à la science vétérinaire (ou comment les comportements animaux par nature pré-verbaux peuvent nous éclairer sur la compréhension que peut avoir l’être humain avant de pouvoir s’exprimer).

 

Le signe avant la parole

Max Pavans de Ceccaty a longuement expliqué l’infinité des signaux produits par le monde. Un signal n’a pas de sens propre: c’est celui qui le reçoit qui le décode à partir du sens qu’il lui attribue. Le passage du signe aveugle au signifiant marque l’accès à la conscience et à l’intention. Le franchissement du symbole transparent à un symbole opaque exige une initiation culturelle et une forme d’apprentissage. Pour autant, si la parole est bien fondatrice de l’humain, la transformation de la nature en culture est bien antérieure à son apparition.

Bénédicte de Boysson-Bardies l’a bien montré, elle qui étudie la prosodie. Il s’agit là de la variation de la voix qui se traduit sous forme d’intonation et de modulation d’intensité. Ses recherches ont confirmé que les babillages des tout-petits sont complètement imprégnés d’inflexions propres à leur langue maternelle. En faisant entendre à une salle attendrie, le babil respectif d’un nourrisson anglais, arabe et chinois, l’intervenante n’a eu aucun mal à convaincre de ce qu’elle voulait démontrer. La culture environnante façonne l’individu bien avant que n’intervienne le langage.

Michel Duyne a pu confirmer cette influence fondamentale en répondant à la question du rapport entre l’intelligence et les gènes. Même si certains déficits intellectuels ont une origine héréditaire, il n’y a pas de carte génétique permettant de prévoir l’avenir: le rôle de l’environnement est trop important. Que ce soit la méthode employée, les résultats démontrent l’importance du contexte. On a  comparé des jumeaux partageant 100% de leur patrimoine génétique mais séparés très tôt. On a aussi comparé des enfants issus de milieux défavorisés mais adoptés par des classes moyennes avec leur fratrie restée avec leurs parents d’origine. Conclusion: Ce qui semble s’imposer dans le devenir des êtres humains, ce n’est pas une quelconque programmation à la naissance, mais  bien le cadre dans lequel ils sont élevés.

 

Le signe sans la parole

Patrick Pageat et Claude Béata, vétérinaires de leur état, ont montré comment le potentiel biologique d’un animal -en l’occurrence la chienne dans les nombreux exemples qu’ils ont utilisés- est directement influencé par la modification de l’état émotionnel et à la fois par le message social qui lui est adressé. Ainsi, peut-on assister à une crise dépressive ou à une phase d’agressivité de l’animal suite à l’accouchement de sa propriétaire ou d’une autre chienne. On peut alors appliquer une thérapie cognitive visant à faire passer la chienne dans un statut de dominé. N’y a-t-il pas là les éléments qui permettent de comprendre qu’on est intelligent avant de le savoir et que l’on comprend bien avant de pouvoir le dire ? Différentes expériences ont montré l’accès des chimpanzés à l’abstrait, aux signes et à l’absence. Mais si nombre de capacités animales sont loin d’être prises en compte, il reste un sujet dont seul l’être humain semble avoir le monopole: c’est celui de la représentation de la mort. En effet, explique Bernard Golse, si les animaux repère la mort, seul l’homme pratique la sépulture. C’est là l’un des signes distinctifs de l’hominisation: peut-on enterrer ses morts sans y mettre du sens et de la parole ? Aucun vestige ne subsiste des circonstances de l’apparition du langage. Est-il le produit d’une évolution quantitative de la capacité cérébrale ? Est-il apparu simultanément ou successivement à la conscience ? L’homme commence avant le signe, même si le signe dépose de l’homme dans l’homme.

Boris Cyrulnik conclura à l’existence d’une forme de compréhension et d’intelligence mais aussi d’expression des sentiments avant la parole. Car si tout être vivant n’a pas besoin de crier, il a besoin de communiquer soit de manière neuronale, olfactive ou autre. Preuve ultime que nous donnent certains animaux imitant certaines attitudes pour tromper leurs semblables: le mensonge comportemental a existé bien avant le mensonge verbal.

 

Jacques Trémintin – Non paru  ■ avril 1997