Conférence Hubert Van Gijsegehen

Pour une prise en compte professionnelle de la parole de l’enfant

Le professeur Van Gijseghem avait déjà produit son petit effet lors du congrès de l’AFIREM à Lyon en octobre 1993 consacré au secret. Il y avait condamné l’engagement systématique et automatique des enfants victimes d’abus sexuels dans des psychothérapies qui loin de leur permettre de tourner la page ne faisaient dans certains cas que raviver le traumatisme subi. Il avait alors en tête ces pratiques outre-atlantique proposant aux petites victimes des thérapies de groupe au cours desquelles l’enfant est tenu de raconter ce qu’il a subi.

Pour sa seconde prestation en Europe, il a récidivé les 16 et 17 octobre à Paris devant une salle comble. Il s’est employé à prendre le contre-pied d’un certain nombre d’idées reçues en s’appuyant sur la rigueur de recherches et de travaux scientifiques à propos toujours de cette question d’enfants subissant des violences sexuelles.

Notre pays est en train de sortir, avec quinze ou vingt ans de retard sur le continent nord-américain, d’une longue période de déni et d’aveuglement qui attribuait ces révélations à de simples fantasmes liés au complexe d’Oedipe.

Et voilà que ce professeur québécois, originaire de Belgique et qui a accompli une brillante carrière tant d’universitaire que de psychothérapeute vient semer le doute dans nos certitudes toutes neuves.

 

Faux positifs et faux négatifs

Hubert Van Gijseghem, qui, par ailleurs travaille comme expert auprès des tribunaux a commencé par évacuer tout malentendu. Non, l’enfant qui fait état d’abus sexuel n’est pas par principe un affabulateur. Oui, on peut considérer que 25% des filles et 12,5% des garçons subissent  avant leur quatorzième année des violences d’ordre sexuel (dont la moitié d’origine intrafamiliale). Sa démonstration ne consiste pas à mettre en doute cette réalité mais bien plutôt à repérer les mécanismes qui provoquent tant les prise en compte des témoignages qui s’avèrent ne correspondre à aucun abus véritable (ce qu’il appelle les faux positifs) que les refus de leur prise en compte alors qu’il y a effectivement abus (ce sont alors des faux négatifs). On sait comment en la matière, doute et angoisse entravent la perception de la réalité et peuvent aboutir dans le premier cas à une incarcération d’un adulte innocent et dans le second à un retour de l’enfant auprès de son abuseur.

C’est vrai, que dans notre pays de plus en plus d’intervenants tant judiciaires que médico-sociaux partent du principe qu’ en matière d’abus sexuel, l’enfant dit la vérité. Mais, un peu comme si on voulait rattraper le temps perdu cet a priori positif s’est transformé en conviction que l’enfant ne peut que dire la vérité. Il existe pourtant certains contextes qui sont tout particulièrement propices aux allégations non fondées. C’est le cas surtout des divorces à l’occasion desquels on a pu calculer au Québec autour de 50% (en moyenne selon les études) de fausses déclarations.

Que se passe-t-il ? La séparation du couple parental provoque chez l’enfant une profonde déchirure intérieure. Cela se traduit soit par des passages à l’acte (comportements agressifs, colères, fugues, ...) soit par des somatisations (grandes fatigues, afflictions, vulnérabilité aux accidents, ...), soit encore par des manifestations mentales ( peurs, idées obsédantes,  cauchemars, ...). Toute cette panoplie de réactions n’est pas chose nouvelle. Ce qui est nouveau c’est la large médiatisation de l’abus sexuel qui peut focaliser et orienter l’interprétation du mal-être que connaît alors l’enfant. C’est donc tout à fait légitimement que la mère va avoir son attention attirée, au retour d’une visite chez le père, par les rougeurs excessives dans les régions génitales de son enfant. En réalité, l’activité auto-érotique de celui-ci s'est accrue du fait-même du choc du divorce. L’activité masturbatoire est une constante de la sexualité infantile. Mais elle s’accroît grandement en cas de souffrance. Aux questions posées, l’enfant répond ce qu’il devine qu’on veut entendre, car il cherche avant tout à plaire, à être aimé. S’enclenche alors un processus au cours duquel le père va être accusé à tort.

 

A propos de la suggestibilité

Ces situations de fausses allégations se limitent pour l’essentiel aux situations de divorce. Dans les autres cas, 95% des révélations s’avèrent fondées. Ce qu’il est interessant de retenir de ces affabulations, c’est bien le caractère éminemment contaminable du récit de l’enfant. Cela peut aider y compris le travail autour des vraies agressions sexuelles.

Tout au long des entretiens qui suivent les révélations, la forme du questionnement, l’intonation de la voix, l’orientation des propos, tout va tendre à essayer d’établir ce que l’on connaît déjà. On retrouve ici l’effet Pygmalion, si bien mis en évidence par Rosenthal: quand on cherche quelque chose, on a de grandes chances de réussir à le trouver. De nombreuses recherches ont été réalisées sur ce phénomène de la suggestibilité. Ainsi, cette expérience de Lofthus, qui consistait à présenter à divers groupes de spectateurs le même enregistrement vidéo d’un accident de voitures. Puis, la demande leur était faite d’évaluer la vitesse des véhicules. Selon les termes employés (se crachent, s’écrasent, se percutent, se touchent, ...), la vitesse ne fut pas estimée de la même façon. En fait, plus le vocabulaire utilisé était violent, plus les automobiles étaient perçues comme allant vite !

Seuls, finalement ceux qui n’ont pas été influencés par la connaissance préalable des faits supposés, explique Hubert Van Gijseghem, peuvent recueillir dans les meilleures conditions les révélations de l’enfant victime. Et encore il est très dur de s’imposer une ascèse au cours de l’entretien. L’injection de matériel étranger à l’esprit du témoin interrogé risque de provoquer son incorporation à sa réalité intrapsychique au point qu’on ne puisse plus distinguer ce qui relève de la réalité de ce qui s’est trouvé amalgamé du fait même d’une question trop suggestive.

Au Québec, c’est en moyenne 26 fois que l’enfant est questionné sur l’abus qu’il a subi. Or, on sait par expérience,  que l’enfant qui relate des faits authentiques va réduire de plus en plus son récit au fur et à mesure qu’on va lui demander de le répéter. D’où l’importance de la toute première déclaration: la pratique de l’enregistrement présente à cet effet, de nombreux avantages.  Cela permet non seulement de préserver la qualité initiale, de ce qui a été dit en tout premier, mais aussi d’éviter un renouvellement incessant des mêmes relatations. Car, il y a bien là en la matière un risque évident pour l’enfant.

 

Quand l’enfant dit la vérité

Il y a-t-il des moyens fiables pour distinguer chez l’enfant l’affabulation de la vérité ? A cette question, plusieurs réponses ont déjà été apportées, explique Hubert Van Gijseghem.

On a essayé d’abord de s’appuyer sur des indicateurs comportementaux. Ils n’apparaissent pas pertinents. Bien d’autres facteurs de stress peuvent provoquer chez l’enfant des perturbations de sa personnalité. L’abus sexuel n’est pas ici obligatoirement le seul en cause.

Les tests projectifs des psychologues n’ont pas, eux non plus, une signification absolue. Les troubles qu’ils manifestent peuvent avoir bien des origines différentes. Il est plus honnête de partir d’un faisceau d’hypothèses que de focaliser tout de suite sur l’abus sexuel.

L’utilisation de poupées sexuées a été très prisée pendant quelques années. On s’est en fait aperçu en comparant le comportement de population abusée et d’autres qui ne l’étaient pas que l’attitude face à de tels objets ne pouvait être véritablement discriminée.

Tout semble plus facile quand il y a révélation de l’enfant. Le professeur Gijseghem propose une grille de décodage qui peut être utilisée pour décrypter les propos tenus (voir encadré). Elle part du principe qu’un récit fabriqué est qualitativement différent par rapport à celui qui relate des faits effectivement vécus. Il s’agit donc à partir des propos de l’enfant (recueillis comme nous l’avons vu d’une façon la plus respectueuse et la moins suggestive possible) de procéder à une étude de contenu. Approche de l’ensemble de la déclaration, analyse de son contenu spécifique, étude de ses aspects particuliers, examen des capacités de l’enfant à fabriquer certaines parties de sa déclaration ... c’est un protocole de 19 critères qui constitue un ensemble d’indicateurs de véracité. Bien sûr, cette approche n’a de caractère ni garanti ni absolu. Comme tout outil, elle demande à être tant affinée que vérifiée par de nouvelles études. Elle a du moins l’avantage de faire passer le balancier à une position d’équilibre. De "l’enfant ne dit pas la vérité" à  "l’enfant dit toujours la vérité", il est temps de s’approprier d’authentiques méthodes d’évaluation qui permettent d’y voir plus clair dans notre travail d’aide et d’accompagnement. 

 

La victimisation secondaire

Si l’on sait que le même traumatisme ne provoque pas les mêmes réactions et séquelles chez tous les enfants, on a pu mesurer les effets de l’investigation et de la judiciarisation. Certaines études ont pu mesurer qu’elles pouvaient causer des dommages tout aussi dramatiques que l’abus sexuel lui-même. Au point qu’à l’âge adulte, il semble que c'est ceux qui n’ont jamais dévoilé qui s’en sortent plus que ceux qui ont révélé !

Cela peut très bien s’expliquer: ce qui pose problème, ce n’est pas la révélation en elle-même mais les conditions dans lesquelles elle a lieu et la suite qui lui est donnée.

Il y a d’abord cette sur-érotisation qu’impliquent les interrogatoires et examens renouvelés et successifs qui vont faire de l’appareil génital de l’enfant un outil de relation au monde si important. Son intimité s’en trouve violée: il doit dévoiler ce qui relève de ses émois et excitations sexuelles.

La justice, quant à elle, en s’emparant de l’affaire, va situer la question sur le terrain unique de la recherche de la preuve. L’attestation médicale étant fiable dans un cas seulement sur mille, reste alors la parole de l’enfant opposée à celle de son abuseur qui se trouve le plus souvent être un parent aimé. Alors qu’il revient traditionnellement au procureur la tâche de porter l’accusation, ici c’est la victime qui se trouve investie de cette position au travers de la confrontation ou du témoignage lors du procès.

Au traumatisme initial vient se rajouter un second traumatisme lié à une procédure le plus souvent lourde et inadaptée où l’enfant a l’impression qu’on met en doute sa parole puisqu’on ne cesse de lui demander de répéter les mêmes faits. De plus redire, c’est revivre le traumatisme. Et tout cela parfois pour aboutir à un non-lieu faute de preuves, ultime trahison de la société adulte à l’égard de l’enfant, du moins est-ce ainsi que ce dernier peut le vivre.

Mais toute cette démonstration d’Hubert Van Gisjhegem ne vise bien entendu pas à freiner le mouvement de protection de l’enfance maltraitée. Il ne s’agit pas ici de prétendre à un renoncement sous prétexte que l’intervention serait pire que le mal lui-même.  Ce qu’il faut essayer c’est surtout et avant tout d’affiner et de rendre plus efficace l’action des professionnels pour éviter autant que faire se peut  une véritable victimisation secondaire.

S’en tenir aux premiers propos tenus, si possible les enregistrer en vidéo (comme cela a commencé à se faire à l‘île de la Réunion, à Rennes, Paris, Bordeaux et Evry), éviter de faire répéter l’enfant x fois, mettre au point un protocole d’entretien qui prête le moins possible le flanc à l’induction et aux dérives de la suggestibilité, pourquoi pas comme cela s’est déjà fait à St Brieuc confier l’audition de l’enfant à un psychologue ... les  pistes possibles existent. Reste la volonté de les suivre !

 

Épilogue

Il y a une mode en France qui consiste à être pris régulièrement d’un engouement pour ce qui vient d’outre-atlantique et notamment du Québec.

Il est vrai que nombre de méthodologies applicables au travail social (case-work, systémie, analyse transactionnelle, P.N.L., ...) ont pris naissance sur le continent nord-américain.  Ces pays font une large part aux recherches en sciences humaines. Les services sociaux quant à eux, fonctionnent sur un mode assez systématique en suivant un « programme » précis qui les guide dans leur action quotidienne, ce qui leur permet d’élaborer et d’évaluer bien plus facilement des techniques d’aide. Cela peut expliquer l’avance qu’ils semblent toujours avoir sur la vieille Europe plus brouillonne et individualiste. D’où l’impression qu’on a de toujours courir derrière eux sans jamais réussir à les rattraper ! Pour autant, il apparaît important de se pencher sur ces expériences, non pour les reproduire telles quelles, mais bien plutôt pour les digérer en fonction de notre propre sensibilité.

Au mois de Mai de cette année, Hubert van Gijseghem va avoir l’occasion de se produire dans plusieurs villes de France. Il mérite vraiment qu’on aille l’écouter. Et ce, avec un esprit critique, constructif, voire contradictoire. Il ne demande d’ailleurs que cela.

 

 

Bibliographie:

►     Hubert Van Gijseghem: « La quête de l’objet. Pour une psychologie du chercheur de trésor », Hurtubise, 1985
►     Hubert Van Gijseghem: « La personnalité de l’abuseur sexuel. Typologie à partir de l’optique psychodynamique », Méridien, 1989, 180 p.
►     Hubert Van Gijseghem: «  L’enfant mis à nu. L’allégation d’abus sexuel : La recherche de la vérité », Méridien, 1995.
(Ces ouvrages n’étant pas pour l’instant diffusés en France, on peut les trouver sur place au moment des conférences d’Hubert Van Gijseghem)

 

Jacques Trémintin – Octobre 1995

 

 

           

-- Inviter un seul intervenant à venir animer un colloque de deux jours n’est pas très fréquent. C’est un pari que l’AFIREM, l’INSTITUT GREGORY BATESON et le JOURNAL DU DROIT DES JEUNES ont tenté et gagné. 450 participants au CNAM à Paris les 16 et 17 octobre et des centaines d’inscriptions qui n’ont pas pu être honorées.

Les organisateurs ont donc programmé une nouvelle tournée d’Hubert VAN GIJSEGHEM au mois de Mai 1996: à Paris le 6 et le 7, à Nantes le 10, à Marseille le 13 et à Genève le 15.

Renseignements & inscriptions:« TRANSIT COMMUNICATIONS » 29 rue Edouard Herriot 69002 LYON Tél.: 78-27-88-44

 

 

Critères de l’analyse de contenu
Caractéristiques générales de la déclaration
            1 Cohérence (plausibilité des faits relatés)
            2 Verbalisation spontanée (l’enfant parle de lui-même)
            3 Détails en quantité suffisante
Caractéristiques spécifiques
            4 L’enchâssement contextuel ( temps et espace)
            5 Description d’interactions
            6 Rappel de conversations (propos cités tels qu’ils ont été tenus)
            7 Références à des complications inattendues (détails qui ne  s’inventent pas)
Particularités du contenu
            8 Détails inusités
            9 Détails périphériques (ce qui se déroule dans le contexte, au moment de l’abus)
            10 Détail non compris, mais rapportés de façon exacte
            11 Référence à des incidents extérieurs
            12 Référence à ses propres états psychologiques
            13 Attribution d’un état psychologique à l’abuseur                          
Contenus relatifs aux motivations de la déclaration
            14 Corrections spontanées  
            15 Aveu de « blancs » de mémoire  
            16 Doutes à propos de sa propre déclaration  (Une fausse déclaration comporte  rarement des hésitations)
            17 Désapprobation de sa propre participation
            18 Le fait d’excuser l’abuseur
Eléments spécifiques concernant le délit
            19 Caractéristiques spécifiques du délit (détails seulement connus par les professionnels, donc difficilement inventables)