Quel accès à la culture pour les publics porteurs de handicap ?

Les professionnels, tant du handicap que de la culture, se cherchent parfois, mais se trouvent rarement. Ils ont eu l’occasion de le faire lors des Rencontres nationales de Caen. Compte-rendu.

Les 24 et 25 mai, se tenaient à Caen, au Conservatoire de musique, les premières « Rencontres nationales interprofessionnelles handicap musique-danse-théâtre ». L’occasion de faire le point sur ce qui a déjà été accompli pour permettre l’accès des publics porteurs de handicap aux établissements d’enseignements artistiques… et sur ce qui reste encore à réaliser. Quelles que soient l’originalité des initiatives contemporaines dans ce domaine, elles sont loin d’être vraiment novatrices. Les relations entre l’art et le handicap remontent aux lendemains de la Révolution de 1789, a d’emblée rappelé Gérard Bonnefon, travailleur social et auteur d’ouvrages sur ces questions. Un certain nombre d’aliénistes s’interrogent alors sur l’effet positif que pouvait avoir la musique au soulagement des fous. « Les instruments de musique causent sur leurs sens une telle impression qu’elle ramène dans leur fureur un état de calme », pouvait ainsi constater J. Daquin. Le courant qui s’intéressa aux effets bénéfiques des pratiques artistiques rejoignait celui qui se mit à penser l’ouverture des asiles. Et la conception qui va dès cette époque s’imposer, perdure encore aujourd’hui. Même si ses effets soignants peuvent être repérables, les pratiques artistiques n’ont pas pour objet de soigner : il s’agit de permettre l’expression de la créativité et de l’émotion et de bénéficier des influences favorables sur l’image de soi et sur la socialisation.

L’accès à la culture

Il faudra attendre la loi de 2005 pour que soit donnée une nette impulsion à l’accessibilité des personnes porteuses de handicap au droit commun, explique Sandrine Sophys-Véret, chargée de mission culture et handicap au ministère de la Culture. Le législateur a substitué la logique de service à la logique administrative : être au service des personnes souffrant de déficiences comme de l’ensemble de nos concitoyens, pour permettre leur participation effective à la vie sociale. Et si cette loi ne comporte aucun article dédié à la culture, c’est bien le principe de la globalité de l’accessibilité qui s’impose. Il ne suffit pas de rendre un bâtiment culturel accessible, si on ne permet pas, dans le même temps, l’accès aux pratiques artistiques et aux œuvres diffusées. Si l’ambition est bien de favoriser l’éducation à l’art de toute la population, sans exclusive, rajoute Daniel Veron, chef du bureau de l’éducation artistique et des pratiques amateurs au ministère de la culture, ce n’est pas pour cantonner ce qu’on appelle les publics dits « éloignés de la culture » (pour des raisons géographiques, sociologiques ou de santé.) au cadre des seuls établissements et structures d’enseignement spécialisées. « Cette éducation doit s’appuyer aussi sur la participation de tous les autres acteurs que sont les associations, les lieux de création et de diffusion ». Mais, cette orientation générale ne garantit pas, pour autant, sa concrétisation sur chaque territoire reconnaît Catherine Baubin, Présidente de Conservatoire de France. Chaque établissement étant autonome, les mêmes textes sont appliqués de façon à chaque fois spécifique. Des actions individuelles ont lieu un peu partout, comme cette réalisation, au Conservatoire de Grenoble, d’une lutherie adaptée aux enfants atteints de handicap physique, sans qu’une telle démarche ne soit ni mutualisée, ni même forcément connue, ailleurs.

Des rencontres individuelles…

L’ouverture des pratiques artistiques au monde du handicap a donc longtemps de l’initiative individuelle tant des acteurs du champ de l’éducation spécialisée que de la culture. Du côté des établissements, certaines équipes organisent régulièrement des visites dans les musées ou les expositions, emmènent leurs résidents au théâtre ou au concert. Les professionnels qui y travaillent mettent à profit leur formation artistique ou leur pratique amateur, pour proposer des ateliers aux publics qu’ils encadrent. Du côté des artistes, on a longtemps été sur le même registre empirique. A l’image d’Emilie Horcholle, une comédienne, contactée par hasard, par un foyer d’hébergement, pour animer un atelier d’expression artistique. « J’étais en face de gens qui avaient des pathologies très différentes, et du coup, c’était moi la personne handicapée. Car eux, ils n’avaient pas de problèmes pour communiquer entre eux, ils m’accueillaient chez eux à bras ouverts, pas comme une prof de théâtre, mais comme Emilie » témoigne-t-elle. Cette aventure continuera par la création, en 2008, de la compagnie Absolument production où se mêlent acteurs professionnels et acteurs bénévoles porteurs de handicap. C’est aussi Delphine Demont, danseuse et chorégraphe, qui découvre la méthodologie chorégraphique Laban proposant l’apprentissage du mouvement, non en imitant un modèle ou en cherchant et approfondissant une sensation, mais en lisant sur une partition une multitude d’informations simultanées à traiter et à traduire en postures gestuelles. « Je me suis sentie aveugle moi-même, vis-à-vis de mon propre corps. C’est de là que j’ai eu envie de travailler avec des personnes déficientes visuelles. » confie la créatrice du support acaJOUET (voir encadré). C’est encore Hélène-Marie Foulquier, professeur de violoncelle acceptant, il y a quarante ans, de prendre dans sa classe une élève qu’aucun enseignant n’avait acceptée, à cause des deux phalanges qui lui manquaient à la main gauche. Son instrument se joue avec quatre doigts plus le pouce. Il fallait donc tout repenser. Elle lui fit tenir l’archet de sa main atrophiée et prendre le manche par celle qui était valide. Cela lui permit de continuer à pratiquer, en amateur certes, mais jusqu’à un niveau assez élevé. Depuis six ans, Hélène-Marie Foulquier travaille de nouveau avec une enfant née avec deux doigts à chaque main, des prothèses de trois autres lui ayant étéimplantées. Pas de problème pour la violoncelliste qui conclue sereinement « Il faut prendre l’individu comme il est et adapter l’instrument à ses problématiques ».

… aux dispositifs collectifs

Relayer, encourager, mutualiser ce type d’expériences est devenu la préoccupation d’un certain nombre d’institutions, au premier rang desquelles la Direction régionale de l’action culturelle. Ariane Le Carpentier, conseillère pour le développement culturel de la DRAC de Basse Normandie, décrit avec précision les missions de son administration : accompagner les équipements culturels à construire des projets d'accessibilité, susciter le dialogue et mettre en lien les partenaires entre eux, aider à bâtir le cadre technique et administratif. L’Agence régionale de santé de Haute Normandie, représenté par Denis Lucas, s’est jointe à la DRAC depuis 2001, pour initier un programme culture santé d’abord centré sur le champ du sanitaire. Il s’est depuis étendu au secteur du handicap. Des contractualisations sont passées sur trois années, pour permettre des résidences de cinéastes ou de danseurs au sein d’IME. Une formation est aussi assurée pour pouvoir spécialiser, dans ces établissements, des personnes référentes. Troisième administration concernée par l’accès à la culture : la Maison départementale des personnes handicapées. Annie Coletta, Directrice de la MDPH du Calvados est venue confirmer la place à part entière des pratiques culturelles dans le projet de vie devant être co-construit entre la personne porteuse de handicap, sa famille et les professionnels assurant la prise en charge. Elle précisera les critères favorisant cette accessibilité: la proximité des offres d’activités, leur flexibilité et leur modularité, l’ouverture à l’ensemble des possibles, la fluidité du parcours et enfin l’anticipation.

Des avancées à confirmer

Les résultats de cette mobilisation sont plutôt encourageants. Des projets se montent soutenus par la DRAC ou l’A.R.S., mais aussi grâce à des sponsors comme la Caisse d’Epargne qui ont pu ainsi subventionner la Compagnie de danse « les arts sensibles » qui mêle des danseurs professionnels et d’autres porteurs de handicap. Un compositeur comme Jean Louis Agobet, professeur de composition au Conservatoire de Bordeaux, n’a pas hésité à se lancer dans la création pour un orchestre mixte composé de musiciens valides et d’autres là aussi atteints de déficience. Il affirme clairement refuser de considérer les contraintes imposées par le travail avec un tel public, comme fondamentalement différentes que celles qui émergent dans n’importe quel acte créatif : « on les accepte ou on ne les accepte pas, mais au même titre que pour n’importe quel un autre travail » se justifie-t-il. C’est aussi Brunehilde Jacquet, éducatrice spécialisée à l’IME Corentin Denard, à Caen qui témoigne des progrès qu’elle a pu constater chez les trois jeunes atteints de polyhandicap et trois autres souffrant d’une déficience moins lourde, à la suite des séances suivies au Conservatoire de musique. « Il n’y a jamais de moments de crise. Chacun participe à son tour, plus ou moins, en fonction de ses possibilités, puis écoute les autres. Mais tous sont acteurs de ce qui se passe. Ce qui est assez rare pour eux. Et ils vivent des moments de vrai apaisement et de vrai plaisir ». Mais toutes ces avancées ne doivent pas nous faire oublier que si la loi de 2005 a constitué une avancée indéniable, ses modalités d’application sont très inégales, selon les territoires où ils s’appliquent. C’est ce que dénoncera Eric Chenut, Président de l’association Droit au savoir : « tout dépendra de la capacité de l'État à contrôler l’application de la loi. En l’absence de sanctions prévues dans les textes, de points d’étape obligés, que ce soit dans les diagnostics de mise en accessibilité ou dans la construction des parcours et de leur application, on aura des difficultés et des retards à venir. » Les journées nationales de Caen auront démontré la volonté partagée tant par des équipes éducatives que par des professionnels de la culture ou de grandes administrations de collaborer pour faciliter l’accessibilité des publics porteurs de handicap aux pratiques culturelles. Que ce mouvement s’amplifie, se généralise et se banalise, c’est ce que chacun attend maintenant.


Les pratiques artistiques, aujourd’hui

Notre pays est couvert par un réseau particulièrement dense d’établissements proposant des activités artistiques. On compte tout d’abord 450 conservatoires musique danse et théâtre financés par les communes, mais classés par l'État en fonction de leur rayonnement géographique (communal, départemental ou régional). Parallèlement, il existe entre 2.500 et 3.000 structures d’enseignement privées ou associatives. Le public concerné par cette offre de service est à 95% amateur. La dimension professionnelle est prise en charge par deux Conservatoires nationaux supérieurs de musique et danse à Paris et à Lyon, et un Conservatoire national supérieur d’art dramatique à Paris.


Lire le reportage: Centre de ressources
Lire l'interview: Viallefond Magalie - MESH (Val dOise)

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1067 ■ 21/06/2012