Vivre et l’écrire : de la dette au don

Je n’ai jamais correspondu avec un adulte quand j’étais un adolescent et je le regrette fort. Mais j’ai bénéficié de l’attention bienveillante d’une personne, décédée il y a peu, qui m’a offert durant ma jeunesse une présence rassurante et structurante. C’est peut-être en relation avec ce que j’avais reçu que j’ai voulu m’engager il y a de cela une dizaine d’années à Vivre et l’écrire. Je vous propose d’effectuer un pas de côté par rapport au témoignage de Sylviane, en me situant plus dans un apport conceptuel qui permettra de réfléchir à ce qui se passe du côté des ados et du côté des adultes quand ils échangent par courrier.
 
 

Commençons donc à regarder du côté des adolescents

Je voudrais commencer par affirmer que les adolescents vont bien. Un sociologue comme Michel Fize affirme même que la crise d’adolescence n’existe pas. Il prétend que c’est une pure invention des adultes pour expliquer la crise de milieu de vie qu’eux-mêmes ils traversent. Il est vrai que dès qu’un ado revendique son autonomie on a souvent tendance à l’expliquer cette attitude par la supposée crise qu’il vit. Un chiffre mythique dont j’ignore l’origine scientifique évoque une proportion de 20% de jeunes en difficulté. Ce qui implique que 80% ne le sont pas ou, plus exactement, qu’ils vivent ce passage de la puberté d’une manière équilibrée et plutôt sereine. Mais c’est bien les 20% que l’on voit le plus, parce que c’est eux qui font le plus de bruit. Alors, oui, la transition entre l’enfance et l’âge adulte est marquée potentiellement pour l’adolescent, par une remise en perspective de son passé  (doutes, révoltes, rejet symbolique des modèles d’identification de l’enfance) et un questionnement sur son avenir  (recherches sur le sens de la vie, quête idéaliste d’un monde meilleur, interrogations sur les valeurs). Mais toutes et tous ne traversent pas cette période dans le bruit et la fureur. Pour comprendre comment ils y font face, il peut être important de rappeler comment ceux qui vivent de graves épreuves réagissent. Certains enfants maltraités ou victimes d’épreuves terrifiantes sombrent dans la maladie mentale ou la reproduction de ce qu’ils ont vécu. Mais beaucoup d’autres réussissent à y survivre. Pour expliquer cette réaction, un concept a été créé : la résilience. Ce terme est issu de la métallurgie : il désigne la capacité d’un métal à résister à la pression physique ou climatique, sans se déformer. Par extension, on l’a utilisé pour désigner ces compétences de l’être humain à résister aux malheurs qui peuvent le frapper. La victime s’appuie pour s’en sortir sur un tuteur de résilience qui peut être une passion (la musique, la lecture, la poésie …) ou une personne de son entourage qu’elle va investir (ce peut être un enseignant, un parent, un animateur, un voisin …). C’est le pédopsychiatre et éthologue Boris Cyrulnik qui a tout particulièrement développé cette théorie en France. Un autre auteur, Alice Miler, parle du témoin secourable, susceptible d’offrir un autre horizon et de permettre de sortir du cercel infernal du malheur.  Ces situations heureusement minoritaires nous éclairent néanmoins sur ce dont chaque adolescent ordinaire peut bénéficier de la part d’un adulte ressource de son entourage. Un parrain, une grand-mère, le parent de son (sa) petit  ami(e) peuvent ainsi être choisis pour être le relais des questionnements de l’adolescent, de ses angoisses. Il arrive parfois que l’un des parents joue cette fonction de confident(e). Mais il est plus fréquent que le (la) jeune aille chercher ailleurs, ne voulant pas rester identifié(e) à l’enfant qui va se réfugier dans les jupes de sa mère ou les pantalons de son père ! Et c’est justement là où l’on peut retrouver Vivre et l’écrire. En proposant à un(e) adolescent(e) un adulte prêt à écouter et à dialoguer, l’association offre ces figures bienveillantes tant recherchées. Une différence s’impose toutefois. Tout comme l’objet transitionnel (les fameux doudous sales et puants que traînent nos enfants et qui leur permettent de symboliser leur maman quand celle-ci est absente) ne s’imposent pas, l’adulte bienveillant ne se désigne pas : c’est l’adolescent qui le choisit. Ce choix contraint et forcé est toutefois compensé par le fait que l’adulte ne reste qu’une plume qui écrit. L’adulte doit-il aller au-delà d’un journal intime interactif qui répond ? La rencontre physique n’aurait-elle pas pour effet pervers de casser la fantasmatisation ? En prenant une forme charnelle, la magie du correspondant adulte ne risque-t-elle pas de se déliter ? Par contre, trois conditions au moins sont nécessaires pour garantir cette place d’adulte bienveillant : une attention et une continuité inconditionnelles (ce n’est pas l’adulte qui arrête la correspondance, mais l’adolescent(e)), une croyance et une confiance dans le jeune (il (elle) a au fond de lui (d’elle) un potentiel qui reste toujours à découvrir), un miroir renforçant son estime de soi (dans une période de doute l’adolescent(e) a surtout besoin de se voir gratifier dans la valeur intrinsèque qui l’anime au-delà des particularités qui peuvent le (la) complexer).
 
 

Voyons à présent ce qui se passe du côté de l’adulte.

Pour expliquer les motivations qui les animent, on peut convoquer l’altruisme, l’envie d’être utile ou encore la quête d’un autre type de relation humaine plus authentique qui tranche avec la superficialité des rapports sociaux. Mais on peut aussi évoquer un manque à combler, des compensations et la recherche d’un sentiment de puissance (être important aux yeux d’un jeune).
L’hypothèse que je propose de privilégier se déploiera en deux temps : une critique de l’utilitarisme et l’inscription dans une conception de la solidarité intergénérationnelle.
Jeremy Bentham défendit en son temps (1748-1832) l’idée selon laquelle la motivation première de l’homme dans ses actions, le ressort essentiel de ses comportements ne serait autre que le plaisir qu’il pourrait se procurer. Tout un chacun n’agirait que dans la mesure où son intérêt égoïste serait renforcé. Le souci d’autrui n’interviendrait finalement que bien peu dans les finalités de ce qui est accompli. Pourtant, il est une pratique bien curieuse qui s’oppose à cette logique : c’est celle du Potlatch que l’on rencontre notamment chez les pêcheurs - chasseurs - cueilleurs de la côte nord-ouest des Etats-Unis et du Canada bien connus des ethnologues, mais que l’on retrouve aussi sous de multiples formes aux quatre coins du monde. Ces peuples organisaient des manifestations bien curieuses, consistant à distribuer à leurs invités des biens de prestige et une nourriture abondante. Plus on dilapidait ce qu’on possédait, plus son influence politique et sa position sociale s’en trouvait renforcées. Coutume que notre société a eu un peu de mal à interpréter, tant il est vrai que nos habitudes contemporaines pour nous enrichir se situent plutôt du côté de l’accumulation que de la prodigalité. Pour le sociologue Marcel Mauss (1872-1950), cette tradition a une signification très forte qu’on ne peut comprendre qu’à partir du double rapport qu’elle induit. Un rapport de solidarité tout d’abord, puisque celui qu’il donne, partage ce qu’il a avec celui à qui il donne. Un rapport de supériorité ensuite, puisque celui qui reçoit est placé en position de dépendance et de dette. Le don rapproche parce qu’il est partage, mais dans le même temps il éloigne, parce qu’il fait de l’un l’obligé de l’autre. Ce qui implique alors l’obligation, pour ne pas rester dans un rapport de dépendance, de rendre dans les mêmes proportions : c’est le contre-don. Mais ce contre-don n’a pas de nécessité à être concomitant, comme dans le rapport marchand. Il n’oblige pas à la même simultanéité. Pierre Bourdieu souligne l’importance capitale de cette distinction, en soulignant le  «  rôle déterminant de l'intervalle temporel entre le don et le contre-don, le fait que, pratiquement dans toutes les sociétés, il est tacitement admis qu'on ne rend pas sur-le-champ ce qu'on a reçu (…) l’intervalle avait pour fonction de faire écran entre le don et le contre-don, et de permettre à des actes parfaitement symétriques d'apparaître comme des actes uniques, sans lien. Si je peux vivre mon don comme un don gratuit, généreux, qui n'est pas destiné à être payé de retour, c'est d'abord qu'il y a un risque, si minime soit-il, qu'il n'y ait pas de retour (il y a toujours des ingrats), donc un suspense, une incertitude, qui fait exister comme tel l'intervalle entre le moment ou l'on donne et le moment ou l'on reçoit. [...] Tout se passe donc comme si l'intervalle de temps, qui distingue l'échange de dons du donnant-donnant, était là pour permettre à celui qui donne de vivre son don comme un don sans retour, et à celui qui rend de vivre son contre-don comme gratuit et non déterminé par le calcul initial. » Comment interpréter l’acte du bénévole de Vivre et l’écrire au regard de cette relation entre le don et le contre-don ? Pour le comprendre, nous allons faire appel au solidarisme de Léon Bourgeois (18514-1925). Cet homme politique part du postulat qu’il existe des solidarités inévitables issues de la division du travail, de l’hérédité, de l’histoire, ce qui le mène à affirmer que chacun est redevable de sa situation aux autres hommes, passés et présents, et plus généralement à la société qu’ils composent. On serait donc dans un passage de relais, dans la transmission d’une dette. Ce que nous avons reçu comme aide et accompagnement, ne serait-ce qu’au travers du dévouement de nos parents, nous le faisons transiter, à la charge de celui ou celle qui le reçoit de s’en faire à son tour le transmetteur. Un peu comme si celui ou celle qui est aujourd’hui destinataire allait se trouver dans l’obligation de s’acquitter de son dû à notre égard, en se tournant à son tour vers un(e) autre qui aurait besoin d’un geste de solidarité… Le don aurait alors engendré une dette qui ne pourrait se libérer qu’au travers d’un nouveau don, dans une sorte de chaîne sans fin qui relierait les êtres humains les uns aux autres.
 
Tout se passe donc comme si l’action des correspondants adultes de Vivre et l’écrire –comme bien d’autre instances- s’inscrivait dans la chaîne qui relie la dette contractée par les adultes auprès de la communauté humaine qui les a fait être ce qu’ils sont, dette dont ils s’acquittent auprès de leurs jeunes correspondants. Jeunes correspondants qui, à leur tour, seront en charge d’avoir à se libérer de leur propre dette auprès de la génération suivante. En admettant cette hypothèse, l’adulte et l’adolescent en s’écrivant, creusent un sillon qui va bien au-delà de leur intérêt personnel. Ils s’inscrivent dans la solidarité qui marque les milliers de générations qui se sont succédées dans le passé et qui se succéderont dans l’avenir.
 

Jacques Trémintin - 1er juin 2008