L’orée - 2001 - Parents / professionnels

Une rencontre au prétoire ?

Pendant longtemps, celles et ceux qui se dévouaient pour l’intérêt général ont été intouchables. L’action sociale largement liée durant des siècles à la charité et au bénévolat relevait de cette même logique. Quant au père, héritier du paterfamilias romain, il faisait la loi chez lui (il gardera jusqu’en 1935 le pouvoir de faire enfermer l’un de ses enfants pour deux mois renouvelables par simple requête auprès du président du tribunal de grande instance !).

Puis, s’est engagé un mouvement de fond d’une société qui refusait de plus en plus que ses membres n’assument pas les conséquences de leurs actes.

Ainsi, l’Etat, en tant que puissance souveraine, qui avait jusqu’alors échappé à toute demande de réparation est condamné pour la première fois par un arrêté célèbre datant de 1873. Sa responsabilité fera l’objet par la suite d’une juridiction à part entière (Conseil d’Etat, puis à partir de 1953, Tribunal Administratif).

 Quelques années plus tard, s’engage un débat au parlement, qui mettra dix ans à aboutir. Les pères, alors seuls détenteurs de ce qui n’était pas l’autorité parentale, mais la puissance paternelle, se voient menacés d’une mesure de déchéance par une loi votée le 24 juillet 1889, concernant « la protection des enfants maltraités ou moralement abandonnés. » C’est le début du dispositif de protection de l’enfance et de l’incrimination possible des parents dans leurs actes à l’égard de leurs enfants.

 

Et pour les professionnels du médico-social ?

Du côté du secteur sanitaire et socio-éducatif, la professionnalisation progressive s’est accompagnée de l’obligation d’avoir à rendre compte des actes posés comme tous les autres citoyens. Ce qui avait pu être perçu un temps relever d’un sanctuaire revient dans le droit commun. Au demeurant, rien que de très normal, les travailleurs sociaux n’ayant pas à être au-dessus des lois.

En matière civile, il y a un principe général qui veut que « Tout fait quelconque de l’homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à réparer » (article 1382 du Code Civil). Nous écarterons ce qui relève de la faute intentionnelle qui fera consensus. Nul ne peut défendre qu’on n’aurait pas à rendre des comptes sur une nuisance qu’on a commise délibérément.

Là où la question se complexifie, c’est lorsqu’on aborde le problème de l’inattention : « chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou son imprudence » (article 1383) C’est, par exemple, le domaine de la mauvaise information. Telle, cette assistante sociale qui suggère l’orientation d’un enfant vers un établissement où finalement celui-ci sera gravement maltraité. La famille se retournera contre elle pour l’avoir mal conseillé. Ou encore, le défaut de surveillance. Tel cet enfant fuguant à 18h00 et se suicidant à 21h00, les recherches n’ayant été entreprises qu’à 22h30, l’établissement l’ayant sous sa garde sera tenu comme responsable par la justice.

Mais, la responsabilité n’est pas engagée seulement en cas de faute. Cela concerne aussi les atteintes provoquées par ceux dont on a la garde : « On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde » (article 1384) Ainsi, de ce jeune majeur placé en CAT et bénéficiant d’une certaine liberté d’action au cours de laquelle il mettra le feu à une forêt. La présomption de responsabilité, sans faute du gardien ayant été retenue, l’établissement a du indemniser les victimes à hauteur de 5.397.768 F, jugement confirmé en appel et en cassation.

En matière pénale, mises à part les incriminations là aussi basées sur des actes délibérés, on va parler d’atteintes involontaires, de non-assistance à personne en danger ou de mise en danger d’autrui. Cela a, par exemple, concerné une éducatrice condamnée à deux mois de prison avec sursis, pour n’avoir pas su empêcher la mort d’un adolescent de 14 ans jouant sur la plage, enseveli sous le sable alors qu’elle était allée se baigner.

 

Le malentendu

La relation qui s’établit entre les établissements médico-sociaux et leurs usagers est de type contractuel. Celles et ceux qui les fréquentent ont droit à une sécurité, une surveillance et une prestation de qualité que ceux-ci s’engagent à fournir. C’est là une obligation de service public qui induit une responsabilité. Et la responsabilité, c’est l’obligation de rendre des comptes sur ce qu’on a fait et d’en assumer éventuellement les répercussions devant la personne lésée (civil), la société perturbée (pénal), l’idéal (morale) et la déontologie (éthique).

Pour autant, on se trouve devant un paradoxe : s’il n’est pas question une seule seconde de demander l’irresponsabilité pour les intervenants sociaux, le risque zéro -s’il n’existe nulle part- existe encore moins dans l’accompagnement des jeunes en grande difficulté. Tout au contraire, le risque est au cœur de l’action socio-éducative. Si l’on veut favoriser l’accès à l’autonomie des usagers, encore faut-il leur laisser la possibilité de se prendre en charge et donc d’échapper un tant soit peu à la surveillance directe de ceux qui sont sensés les protéger. Si on renonce à cette prise de risque, autant interrompre tout de suite toute prise en charge. Si les professionnels sont prêts à rendre des comptes sur les choix qu’ils font, y compris devant les tribunaux, on ne peut continuer à leur confier les problématiques les plus complexes et les plus écorchées, en exigeant d’eux, de savoir à tout moment prendre la bonne décision. Ils se coltinent les plus cassés, les plus écorchés et arrivent à en mener une partie non négligeable vers une vie adulte équilibrée et épanouie. On ne peut leur confier  en permanence des grenades dégoupillées et leur reprocher ensuite de ne pas toujours réussir à éviter l’explosion !

Si d’un côté les établissements sociaux et médico-sociaux et leur personnel sont soumis à une obligation générale de sécurité, la réduction à l’extrême des risques possibles signifierait la mort de ces initiatives tantôt tranquilles, tantôt fulgurantes qui pour être parfois à la limite d’une stricte sécurité sont les seules façon d’avancer. L’enjeu se situe bien dans le fait pour le secteur socio-éducatif de réussir à faire comprendre sa logique et ses motivations propres à sa professionnalité.

N’ayant pas transmis la bonne adresse où une jeune-fille en fugue se trouvait hébergée, un chef de service d’un foyer départemental de l’enfance, a été mis en examen Cette adolescente, souffrant de diabète, est décédée, sans qu’on ait pu lui porter secours.   Un procès s’est tenu et a conclu, en première instance, à une relaxe. La famille avait quand même réclamé 300.000 F de dommages et intérêts. Cette affaire a provoqué dans ce foyer une vague de méfiance : réticence à l’accueil de population à risque, hésitations à organiser des sorties à la mer ou en VTT, communication téléphonique immédiate à la gendarmerie dans l’heure qui suit l’absence non programmée d’un jeune (complétée par un fax). Sur 180 admissions de  mineurs de plus de 12 ans, le foyer a eu à gérer en 1999 près de 300 fugues (dont la durée allait de 3 heures à 2 mois, certains fugueurs ne réapparaissant jamais). L’actuelle saisie systématique de la gendarmerie submerge celle-ci de procédures, au point que récemment, un gendarme, mécontent, a refusé d’indiquer son numéro de fax, ainsi que ses coordonnées. Une lettre adressée par le directeur du foyer au procureur de la République a  permis de régulariser la situation. Le drame dont a été victime cette adolescente est intervenu après 17 années de travail pour ce professionnel, sans qu’il y ait eu à déplorer aucune conséquence dommageable. Dans un poste exposé à la gestion de situations particulièrement difficiles, des actes aussi banals soient-ils, posés par des professionnels aussi aguerris soient-ils, peuvent à tout moment avoir des conséquences, selon les circonstances, tout autant bénignes que graves. Des procédures claires et précises sont certainement nécessaires. Mais, réussiront-elles à répondre à tous les cas qui se présentent, à toutes les situations qui nécessitent des initiatives et des prises de risque sans lesquelles aucun travail éducatif ne peut véritablement avoir lieu ?

Et puis, une dernière question ne peut être éludée : la même erreur commise par un parent aurait-elle eu les mêmes conséquences judiciaires ?

 

Et du côté des parents ?

Le 17 mai 2000, une fillette de cinq ans, laissée seule avec ses trois petites sœurs (3 ans, 22 mois et 7 mois), par des parents qui s’étaient absentés pour faire une course, tombe par la fenêtre et se tue. Les parents, placés en garde à vue, pour s’expliquer sur les circonstances de cet accident, ne seront pas ennuyés. Au drame qu’ils vivent et à la culpabilité qu’ils porteront toute leur vie, le parquet n’a pas estimé devoir ajouter une stigmatisation judiciaire. Et il a certainement raison. Mais, que ce serait-il passé si, l’adulte responsable avait été un professionnel de l’enfance ? Alors, souvent, rien ne semble pouvoir consoler la famille. Quand une faute inexcusable a été commise, il est alors légitime que ceux qui en sont responsables rendent des comptes et soient sanctionnés. Mais, il arrive aussi que le travail de deuil emprunte la voie de la vengeance. Il s’agit pour la famille de trouver à tout prix des responsables. C’est un peu comme si cela lui permettait de se déculpabiliser et surtout de canaliser son anéantissement, la projection haineuse contre l’autre lui donnant ainsi du sens.

On peut comprendre que la recherche à tout prix d’un coupable, soit l’un des ressorts permettant de calmer un peu la douleur et la détresse face à la perte inacceptable de cet être cher entre tous qu’est l’enfant. Mais, on ne peut accepter de rentrer dans le mécanisme du bouc émissaire qui consiste à sacrifier un être humain pour tenter de calmer la détresse d’un autre. Se pose alors une autre question : celle de la prise en charge des victimes par trop inexistante dans notre pays. C’est un peu comme si on demandait à la justice (ce pourquoi, elle n’es pas faite), de  jouer un rôle de restauration psychique, comme si la procédure judiciaire devenait un acte expiatoire.

 

Vers une autre culture juridique

La pression croissante des victimes qui prennent de plus en plus leur place au sein de la justice et l’évolution des textes législatifs qui recherchent avec autant de persistance le degré de responsabilité vont obliger le secteur médico-social à entrer dans une autre culture juridique. Les professionnels ne peuvent plus se contenter d’ignorer le droit et d’agir à ses marges, comme cela s’est fait pendant longtemps. Les magistrats français se réfèrent à des normes et à des modèles qui évoquent encore les agissements du « bon père de famille » ou le professionnel « conscient de ses responsabilités ». Quant à la faute, elle est exonérée à l’aune de circonstances telles «  l’imprévisibilité du dommage » ou encore «  la normalité des circonstance entourant celui-ci ». Le travail de la justice consiste bien à reconstituer méthodiquement les circonstances ainsi que la chronologie. D’où la nécessité d’une organisation des institutions qui passent par un écrit fixant les responsabilités de chacun (organigramme, fiches de poste, projet pédagogique, règlement intérieur, application du droit des usagers …). Il s’agit, en outre, d’élaborer des procédures qui facilitent les échanges, préviennent les difficultés et posent les problèmes pour mieux les appréhender et tenter de les régler. Quant aux fautes involontaires, elles doivent faire l’objet d’une grande solidarité au sein de la profession. Car elles peuvent concerner tout le monde, y compris les meilleurs.

 

 

Jacques Trémintin - Juin 2001

 

 

Bibliographie :

►     « Les responsabilités en travail social » Pierre Verdier, Jean-Pierre Rosenczveig, Dunod/Edition Jeunesse et Droit (16 passage Gatbois 75012 Paris), 1998, (335 p)

►     « La responsabilité civile, administrative et pénale dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux » Jean-Marc Lhuillier, éditions ENSP, 1998, (383 p.)