Au bord des chemins de vie. Deux assistantes sociales croisent leur mémoire du Nord-Vendée
PREAULT Anne-Marie, Aid’itions, 2025, 176 p.
Il est de ces récits de vie professionnels qui ne doivent pas être manqués. Surtout quand ils retracent le cheminement de pionnières de nos professions.
Antonio Gramsci avait repris, en son temps, le fameux proverbe qu’on dit africain ou algérien « Celui qui ne sait pas d’où il vient ne peut savoir où il va car il ne sait pas où il est. » Formule qu’il commenta : « En ce sens, le passé est la rampe de lancement vers l’avenir ». En rédigeant son livre d’Anne-Marie Préault s’est inscrite à plein dans cette recommandation.
Liant son parcours à celui de Janine Dupont, aujourd’hui âgée de 93 ans, elle nous décrit la continuité de cinquante années de l’histoire du travail d’assistante sociale de secteur. Si Janine est entrée, fraichement diplômée, au service social départemental en 1954, l’auteure l’a suivie une génération plus tard, en 1972 dans le même lieu, le canton La Rocheservière (85), où elle se côtoyèrent.
Il est singulier de se pencher sur un mode de fonctionnement de l’action sociale qui a profondément changé, avec comme période pivot la fin des années 1960. Ce qui relevait alors du pur artisanat, commença à connaître une transformation institutionnelle forte, avant de dériver aujourd’hui vers une technocratie aux relents étouffants.
Mais, commençons par le début. La formation passait alors par une première année commune avec les élèves infirmières. L’ancêtre de la profession d’assistante sociale (l’infirmière-visiteuse) avait laissé des traces. La mission de lutte contre les épidémies et les maladies contagieuses était encore prégnante. Seule une solide formation médicale pouvait y répondre.
Mais les stages étaient tout aussi incontournables qu’aujourd’hui. Originalité français, l’obtention de la qualification nécessitait déjà un temps de formation quasiment égal entre les apports théoriques et la formation de terrain. Et Janine de décrire les multiples stages accomplis en milieu hospitalier et social, mais aussi dans le monde du travail. Ce qui était alors attendu des futures professionnelles, c’était d’aller éprouver la condition ouvrière pour mieux l’accompagner. Seules subsistent aujourd’hui, des périodes de stage auprès de professionnel(le)s du social.
Le service polyvalent que rejoint Janine Dupont au milieu des années 50 est plus que rudimentaire. Les professionnelles d’alors n’étaient pas plus d’une dizaine sur tout le département de la Vendée. Elles sont chanceuses quand elles disposent d’un vélomoteur pour se rendre aux visites à domicile, la plupart se déplaçant en vélo !
Leur fonction s’approchait d’un couteau suisse multifonctions. Mandat PMI : suivi des grossesses, visites pré et post-natal, consultations de nourrissons (leur formation médicale d’alors le permettait). Mission de protection de l’enfance : retrait des enfants maltraités, confiés aux anciennes nourrices d’avant-guerre devenues ensuite gardiennes. Attribution d’aides financières, seul dispositif en l’absence d’un RMI qui ne sera conçu que quarante ans plus tard.
Tout ce travail se déroulait dans la plus grande solitude : aucun partenariat n’était possible (sauf avec des élus), faute d’autres professionnels sur le terrain. Ce n’est qu’à la fin des années 1960 que l’assistante sociale de secteur sort de son superbe isolement, grâce à la création des postes d’aides familiales rurales (aujourd’hui TISF), de puéricultrices, de tuteurs (alors aux « incapables majeurs »)… et l’émergence des centres sociaux regroupant des équipes secondées par les précieuses secrétaires.
Le travail social collectif n’a pas attendu la période contemporaine pour émerger. Janine organise très vite des rencontres de 30 à 40 femmes autour des thématiques récurrentes de l’époque : problématiques sanitaires, hygiène, vaccin, voire méthodes contraceptives qui se limitent alors à la méthode Ogino (calcul des dates d’ovulation permettant de soi-disant éviter la fécondation). Le mari de Janine sera interpellé par le curé de la paroisse qui l’incitera fermement à rappeler sa femme à la bonne morale !
Car ce que découvre l’assistante sociale en arrivant en Vendée, en provenance des faubourgs ouvriers nantais, c’est la toute-puissance de l’Église et l’alliance entre les nobles, le curé et l’école privée ! Ce qui ne surprendra pas Anne-Marie, quand elle arrivera, elle qui était issue du bocage vendéen. L’une et l’autre vivront les mutations d’un département dont la population majoritairement paysanne deviendra progressivement salariée.
C’est aussi depuis leur poste stratégique qu’elles accompagneront les évolutions irréversibles qui s’égrènent à partir des années 60 : autorisation pour la femme de travailler et posséder un compte bancaire sans l’autorisation de son mari (1965), légalisation de la contraception (1967), puissance paternelle remplacée par l’autorité parentale (1970), loi sur le handicap et dépénalisation de l’avortement (1975). L’assistante sociale devint incontournable, grâce à sa maîtrise de la législation/réglementation qui ne cessèrent de se complexifier.
Cette plongée dans le passé du travail social s’ouvre sur le présent et l’avenir. Avec des inquiétudes face au remplacement du face-à-face et la relation humaine par des interfaces internet ; avec cet encombrement du temps passé à rédiger des rapports et des statistiques ; avec ces protocoles et ces procédures devenus le carburant d’une rationalisation inspirée du monde de l’entreprise.
Voilà un livre fabriqué à l’ancienne : massicotage, pliage de la couverture, perçage et couture à la main, avec en prime un marque-page de la carte professionnelle de Janine Dupont en 1954 ! A commander en contactant annemarie.preault@orange.fr (15 € + 5 € de frais de port)