Devenir éducateur, une affaire de famille
Alain Vilbrod, L’Harmattan, 1995, 302 p.
Le métier d’éducateur : un choix sous contrainte
Alain Vilbrod est à la fois Formateur de travailleurs sociaux et Docteur en sociologie. Cette double sensibilité -connaissance d’un corps professionnel en apprentissage et rigueur universitaire- il l’a mise à profit pour nous proposer une étude précise et pour tout dire assez décapante sur le métier d’éducateur et l’itinéraire qui y conduit. Mené d’une plume alerte et superbe, ce document deviendra très vite une référence.
La démarche
Le choix d’un métier met traditionnellement en jeu deux notions, celle des aspirations (goûts, attirances, appels) et celle de contingences (contraintes resteignant les choix, bridant les possibilités, étouffant les vocations). Cela renvoie à l’éternelle alternative entre liberté et déterminisme. Cette question n’est pas moins pertinente quand il s’agit du travail social: choisit-on ce secteur délibérément, auquel cas ce serait le hasard qui déterminerait la trajectoire de ces professionnels ? L’auteur démontre avec succès, tout au long des 302 pages de son ouvrage, que dans cette destinée on retrouve le poids déterminant des familles avec leurs références idéologiques et transmissions de valeurs. On est loin de la légende d’une décision de l’aspirant-éducateur qui décontenance et dépasse sa famille. Celle-ci, tout au contraire joue un rôle de premier plan dans cette orientation.
Alain Vilbrod, pour appuyer sa démonstration, a collecté auprès des étudiants des Instituts de formation du travail social des régions Bretagne et Pays-de-Loire pas moins de 447 questionnaires, et auprès des professionnels du Finistère 312 autres. Il a complété cet échantillon avec une trentaine d’entretiens. Avec un taux de retour de 79% chez les premiers et de 59% chez les seconds, on a de quoi là fonder une démarche statistiquement et scientifiquement significative.
Mouvance et stabilité
Le secteur de l’Education Spécialisée qui s’occupe de 800.000 enfants et 200.000 adultes regroupe pas moins de sept métiers différents : éducateurs de la PJJ, de l’Administration Pénitentiaire, de jeunes enfants, techniques, moniteurs, instituteurs spécialisés et éducateurs spécialisés proprement dits. Seuls ces derniers font l’objet de l’étude d’Alain Vilbrod. A eux seuls ils représentent 40.000 personnes. Leur nombre était de 4.500 en 1970 ! C’est là un domaine en pleine extension: après les mille I.M.E. ouverts en quinze ans, d’autres activités commencent à être investies par la profession tels l’accueil des personnes âgées, l’accompagnement des malades du SIDA ou l’insertion des 16-25 ans ... Mais ce qui est remarquable face à cette croissance des effectifs et aux mutations sociales dont elle est contingente, c’est bien l’étonnante stabilité du profil sociologique de la population qui compose ce métier. « Ce qui rassemble les éducateurs spécialisés à vingt ou trente ans d’intervalle, est plus marquant que ce qui les diffère » (p. 93)
Première constante: le milieu d’origine n’a jamais été -comme celui des assistants sociaux par exemple- issu de catégories fortement pourvues en capital culturel et économique. Bien au contraire, le niveau scolaire des parents est inférieur à celui du reste de leur génération. Ceux-ci ont beaucoup connu de déplacements et de reconversions, signes d’une aspiration à la promotion. Ces familles sont donc largement porteuses de projets d’ascension sociale pour leurs enfants à propos desquels elles aspirent à des professions relevant de l’enseignement ou de la santé. Si aucune classe sociale n’a l’apanage du monopole d’accès aux emplois d’éducateur, par contre les fratries de ces professionnels sont massivement entrées dans les classes moyennes. Parmi les métiers sur-représentés chez les parents on trouve curieusement la carrière militaire et policière (12% contre 2% dans le reste de la population) et les contremaîtres (10% contre 2%).
« Tiraillés entre les injonctions contradictoires telles que soutenir et étiqueter, partager au quotidien et rapporter des comportements, recueillir des confidences et dénoncer; ceux et celles qui s’orientent vers ce métier entretiennent un rapport assez ambigüe à la hiérarchie » (p.255).
Deuxième constante: la composition essentiellement féminine du métier. Les hommes n’ont jamais vraiment investi cette profession. Les femmes ont toujours représenté une nette majorité des élèves-éducateurs (65% en 1992).
Troisième constante: 70% de l’échantillon retenu a connu un parcours scolaire accidenté (redoublements, réorientations, abandons ...). La détention du BAC concernait 31,5% des étudiants en 1970, elle est de 60% seulement en 1991. Il s’agit là bien plus d’une adaptation à la démocratisation de l’enseignement et à la réforme de la formation des éducateurs qu’une évolution de fond du rapport aux études. De fait si 12,1% des hommes et 13,8% des femmes ayant obtenu le DEES en 1980 possédaient aussi un diplôme universitaire, ils sont respectivement 10,2% et 10,5% dans l’échantillon d’Alain Vilbrod. L’ambition jugulée et la rationalisation de la déroute entre dès lors en résonance avec la réceptivité aux opportunités qui se présentent parmi lesquelles le métier d’éducateur spécialisé constitue une garantie contre le déclassement.
Quatrième constante, la forte prégnance de la foi religieuse (45% des parents sont pratiquants contre 13% en moyenne nationale) et de l’engagement associatif (le militant ne relaie-t-il pas une prêtrise défaillante ?). L’itinéraire des éducateurs spécialisés a lui-même emprunté les chemins de l’engagement au sein des mouvements de jeunesse (religieux, scouts ou laïques pour 40% d’entre eux) ou de l’animation de centres de vacances et de loisirs.
Un métier qui se cherche
Passionnés et inventifs, dévoués et innovants, les professionnels de ce secteur font encore penser à cette vocation et cette transcendance irréductibles à toute rationalisation. Même si la technicité est revendiquée, c’est encore la ‘’culture morale’’ qui constitue pour l’essentiel le ciment du métier. Il y a encore loin avant l’avènement d’un véritable processus de professionnalisation qui impliquerait la constitution d’une entité organisée délimitant ses prérogatives et défendant ses spécificités.
C’est d’autres groupes érigés en profession, pour l’essentiel issus du secteur de la santé (tels les psychiatres, les pédiatres ou psychologues) qui décident, régissent et ordonnent en occupant les postes de direction. Ce sont eux qui construisent la demande à la mesure de leur savoir, insufflent une certaine lecture des phénomènes sociaux et président aux innovations. Les éducateurs, quant à eux, chargés du contact direct restent prisonniers de la problématique de proximité et de distance, dans une position de domination où c’est eux qui préparent et inspirent les décisions sans jamais vraiment être les maîtres du jeu.
Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°320 ■ 21/09/1995