Educ, un métier sur le fil du rasoir
MOREAU Sophie, Éd. érès, 2022, 258 p.
« Œil pour oeil, clan pour clan », le premier livre de Sophie Moreau avait révélé une professionnelle au regard acéré, doublée d’une auteure prometteuse (LS n°1279). Avec son second opus, elle persiste et signe. C’est d’une belle écriture et avec habileté mais aussi pertinence qu’elle conjugue sa pratique du terrain dans un foyer de la protection judiciaire de la jeunesse et de solides références théoriques. On y trouve tous les niveaux de lecture. Le rire, d’abord : ne pas manquer l’épisode de l’échange entre Issa qui vient d’éructer un « nique ta mère » et la maman de l’auteure à qui elle a aussitôt téléphoné. L’infinie tendresse, ensuite, à l’égard d’un public qui tente de chasser des démons qui ne cessent de le rattraper, se confrontant au défi de se (re)reconstruire, un œil embué sur le passé, un autre flou sur l’avenir en partant du champ de ruine qu’a été jusque-là leur courte vie. On retrouve encore la finesse extrême dans le décodage du fonctionnement de ces jeunes délinquants collant aux adultes tout en les rejetant ; recherchant leur affection tout en épuisant leur patience et grignotant leur énergie ; leur faisant payer le manque d’attention dont ils ont tant souffert, alors même qu’ils bénéficient enfin de la sollicitude attendue. Et puis, il y a cette lucidité dans l’analyse de la posture professionnelle : privilégier le contrôle, tout en ne maîtrisant pas grand-chose ; intervenir trop souvent en bout de course, comme un service de soins palliatifs, mais verser dans l’obstination déraisonnable et essayer coûte que coûte d’insuffler de la vie et de l’espoir dans ces parcours mortifères. Chaque petit pas, aussi minime soit-il, est déjà une victoire. Si l’éducateur ne peut que perdre de sa naïveté au contact de ces enfants perdus, il doit garder une certaine candeur à leur égard, proclame avec tant de justesse Sophie Moreau : inconditionnalité éducative, mais rappel constant des limites ; acceptation d’être leur réceptacle, mais pas leur punching-ball ; articulation nécessaire entre la compréhension et la sanction, la répression étant le pendant de la prévention. Lutter contre la délinquance ne se fait pas contre le jeune, mais avec lui et pour lui. A la fois témoignage émouvant et vivant, prise de distance face à un quotidien éprouvant et réflexion sur le paradoxe permanent de la fonction éducative, quiconque passerait à côté de cet ouvrage aurait beaucoup à perdre.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1330 ■ 03/01/2023