L’enfant proie. Dysfonctionnements et dérives de la protection de l’enfance
Pascal VIVET, Samuel LURET, Seuil, 2005, 238p
Le livre que signent Pascal Vivet et Samuel Luret est un curieux mélange. S’y côtoient des analyses d’une grande pertinence montrant une connaissance approfondie de la problématique de la protection de l’enfance et des descriptifs dont le souci du détail et l’analyse approximative peuvent être interprétés comme une forme de compromission face à l’émotion qui s’empare trop souvent de l’opinion publique dans les affaires de maltraitance. Illustration de cette contradiction que l’on retrouve tout au long des pages, ce propos tenus en conclusion : « quels que soient les systèmes de répression ou des soins, la violence, notamment sexuelle, est inévitable. Les institutions même chargées de la protection de l’enfance secrètent ’’naturellement’’ elles aussi leur violence. Comme toute organisation humaine, leurs structures renferment également les causes de leurs dysfonctionnements et de leurs dérives. C’est pourquoi une vigilance constante demeure nécessaire pour les limiter autant que possible. A bien des égards, l’objectif semble une gageure, tant les approches sont sans cesse à repenser. En la matière, la modestie s’impose. Il n’existe pas de solutions miracles » (p.220). On ne peut que saluer un tel point de vue manifestement marqué du sceau de la sagesse. Il est dommage que cette prudence ne se retrouve pas toujours dans ce qui précède, notamment dans la présentation des deux affaires qui servant de point d’orgue à l’ouvrage, mettent en scène une enfant martyrisée par sa famille d’accueil et un adolescent violé par l’éducateur d’une institution. La présentation de ces deux agressions tombe dans un certain nombre de biais qui prennent tous leur source dans l’erreur méthodologique qui consiste à croire que l’on peut avoir la même lisibilité de la réalité quelle que soit la période à laquelle on se situe. Première confusion, celle qui s’établit entre projection prospective et analyse rétrospective. Une situation donnée amène tout intervenant à une démarche prospective qui consiste à élaborer l’ensemble de possibles que laisse apparaître ce qui se voit ou se pressant. De l’ensemble des hypothèses ainsi émises, un petit nombre (quand ce n’est pas une seule) sera privilégié et mis en œuvre. L’expérience, le savoir-faire et le partage avec les collègues permettent de cerner celle qui semble la plus appropriée. Mais l’action socio-éducative n’étant pas une science exacte, il peut s’avérer que la voie empruntée n’apparaisse pas finalement comme étant la plus judicieuse. C’est là un risque inhérent à la fragilité de la capacité d’évaluation. Après coup, il est bien plus facile de décortiquer l’enchaînement des circonstances et de ce que l’on considère alors comme des erreurs, des aveuglements, des dénis qui ont ammené à se tromper. Mais si l’on se contente de la position de celui qui connaît l’issue de la situation et qui fort de cette connaissance donne un avis péremptoire sur ce qu’il aurait fallu faire, on fausse le débat. Ainsi, en va-t-il du récit rapportant l’affaire de la famille maltraitante. Le service de placement se trouve vertement critiqué : pourquoi n’a-t-il pas pu identifier plus finement les fragilités du couple d’accueil, faiblesses qui se sont ensuite concrétisées dans l’extrême dangerosité de leur action ? Pourquoi les difficultés du couple d’accueil désemparé par les manifestations de souffrance de l’enfant n’ont-elles pas été suffisamment prises en compte ? Pourquoi le suivi effectué par l’éducatrice n’a-t-il pas permis d’identifier plus tôt les mauvais traitements imposés à l’enfant ? On peut, semble-t-il, d’autant plus légitimement se poser ces questions quand on sait que les sévices que l’enfant a subi l’ont rendu, à l’âge de quatre ans et demi, hémiplégique et que chacun de auteurs de ces actes a été condamné à 24 ans d’incarcération. Pour autant, des dizaines de milliers d’assistantes familiales agissent au quotidien avec efficacité et dévouement, sans qu’on ait besoin d’exercer sur elles une surveillance tatillonne et soupçonneuse. Celles qui ont vécu dans leur histoire des fragilités agissent dans l’immense majorité des cas avec discernement, sans pour autant se transformer en tortionnaires (si l’on doit éliminer du secteur de la protection de l’enfance toutes celles et tous ceux qui sont dans la réparation d’un passé douloureux, on va avoir un grand vide !). La plupart sont déstabilisées à un moment ou à un autre par les souffrances des enfants qu’elles reçoivent (selon Myriam David, ce serait même un passage obligé …), ce n’est pas pour cela qu’elles basculent dans l’horreur. Les professionnels chargés du suivi (et non du « contrôle » comme l’affirme le livre p.36) sont amenés à évaluer la fréquence de leur passage à partir non de principes figés, mais de ce qu’ils ressentent de la complexité de la situation. Des circonstances qui dans 99% des cas sont banales ont présidé ici à la pire extrémité. On sait qu’un même contexte peut provoquer des conséquences diamétralement opposées selon les individus, les parcours de vie, les rencontres opportunes ou inopportunes. Tout cela s’analyse bien plus facilement avec du recul qu’au moment de la prise de décision. La perspective n’est donc pas la même selon que l’on se place avant l’évènement ou après. Et c’est encore là que se situe l’erreur qui parcourt la description de la seconde affaire : le maniement imprudent de l’anachronisme. Nous sommes au milieu des années 1980 : les auteurs racontent comment un éducateur pédophile a abusé d’un adolescent dans un internat éducatif. La direction informée commence par ne pas croire l’enfant qui se plaint. Puis, convaincue de la réalité de l’accusation, elle se contente d’exclure le coupable, sans porter plainte. Aujourd’hui, un tel comportement nous semble inadmissible. A l’époque des faits, c’était une pratique courante. Pourquoi stigmatiser une institution en portant un jugement totalement décalé par rapport à l’époque où cela se situe ? Et surtout ne pas évoquer que l’aveuglement était alors généralisé : travailleurs sociaux, policiers, magistrats, opinion publique n’ont commencé à ouvrir les yeux que très récemment. Il a été longtemps de coutume d’ignorer les confidences des enfants le plus souvent traités de vicieux et d’affabulateurs et d’étouffer le scandale, la protection de l’institution apparaissant alors bien plus importante. L’Education nationale a fonctionné ainsi avec ses personnels jusqu’à il y a moins d’une dizaines d’années, tombant ensuite dans l’excès inverse d’une suspension immédiate du présumé coupable, sans aucune vérification préalable (mais cela est un autre débat). Tout cela ne constitue en aucun cas une justification de ce qui s’est alors passé, mais permet de comprendre que cette injustice qui a été faite à cet adolescent, comme à tant d’autres, c’est tout le secteur qui en est potentiellement coupable ! Il aurait été plus juste d’établir cette responsabilité collective que de pointer du doigt un bouc émissaire qui permet de donner bonne conscience à tout le monde ! On sait le grand public friand de sensationnel, les éditeurs à l’affût des chiffres de ventes et les journalistes pas toujours très vigilants face à l’attrait du spectaculaire … Pascal Vivet qu’on reconnaît au travers des analyses pertinentes et judicieuses qui parcourent le livre n’arrive pas à contrer, à travers son propos, l’impression générale d’un traitement superficiel et démagogique. D’autant plus que les thèmes qu’il aborde, traités comme portion congrue, auraient mérité bien plus de développements.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°752 ■ 12/05/2005