L’évaluation du travail social : une nécessité impossible?
MORMESSE Marie, Ed. L’Harmattan, 2015, 161 p.
La prétention néo-libérale à vouloir imposer au travail social une évaluation quantitative à travers des objectifs quantifiables a déjà fait l’objet de nombreuses contestations théoriques. L’ouvrage de Marie Mormesse reprend ces critiques en les appuyant sur une analyse de terrain au coeur du service social de l’assurance maladie. Profondément réorganisée, l’action qui s’y déploie dorénavant est soumise à l’obligation de rentabilité et de performance. Des managers la soumettent à des scores établis en fonction d’indicateurs de « socle » ou de « cible ». Chaque agent se voit fixer des buts à atteindre individuellement, lors d’un entretien annuel avec son responsable. Le service rendu est assimilé à n’importe quel autre produit qui doit être fabriqué, selon des procédures préalablement définies et schématisées pour répondre aux exigences de la norme ISO 9001. Des groupes de travail ont été constitués pour élaborer des procédures fixant des modalités d’intervention. Des logigrammes tentent d’objectiver à l’extrême le processus d’accompagnement, en déclinant ses différentes étapes. Tout une terminologie issue du secteur marchand a fait son apparition : « plateforme téléphonique », « clientèle », « portefeuille », « scores », « produit »… La marge de manœuvre donnant la liberté d’action nécessaire de s’adapter à l’imprévu ? Elle n’a aucune place reconnue. Les phénomènes émotionnels, affectifs et relationnels touchant au coeur de l’indicible qui sont le fondement de la profession ? Ils n’ont pas de traduction dans les indicateurs imposés. La qualité de la rencontre interindividuelle qui se tisse dans l’entretien ? Elle n’entre pas dans les normes quantitatives qui sont fixées et doivent être traduits dans les critères informatiques saisis. La diversité, la singularité et l’unicité des situations ? Elles sont rabotées par la protocolisation de l’intervention. L’habileté, le savoir-faire et l’ingéniosité du professionnel qui doit faire face aux incidents, anomalies, incohérences qui font inévitablement obstacles aux prescriptions ? L’action engagée doit être visibilisée par des statistiques du nombre d’usagers reçus et de dossiers traités, ainsi que du taux de satisfaction du bénéficiaire recueilli par questionnaires. L’usager imprévisible, divers et multiple collant mal à la modélisation qui en est faite ? La relation d’aide doit être aseptisée, standardisée, rationalisée et fournir des résultats chiffrables. Marie Mormesse classe en quatre catégories les réactions des professionnels : les « nostalgiques » face à la perte de sens de leur métier ; les « raisonnables » qui composent ; les « révoltés » qui n’acceptent pas la casse de leur métier et les « convertis » jugeant illégitimes les résistances à une modernisation incontournable. Il faut à tout prix lire ce livre, pour comprendre le cauchemar qui menace le travail social.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1186 ■ 26/05/2016