Le festin de l’ogre

DAUTEL Stéphanie, Éd. Max Milo, 2021, 239 p.

Qui mieux qu’une victime peut expliquer combien le traumatisme de l’agression sexuelle constitue un poison à effet lent qui provoque d’une manière irréversible des dégâts personnels, collatéraux et transgénérationnels ? Il aura fallu quarante ans d’introspection, de réflexion, de bataille contre les préjugés, les tabous et le silence pour que Stéphanie Dautel écrive ce récit qui plonge au cœur de cette tumeur invisible et maligne qui n’a jamais cessé de la ronger. Tout commence ce 6 juillet 1979, jour maudit où, à peine âgée de 12 ans, elle est violée par un inconnu, sur le chemin qui la ramène chez elle. A cet épisode terrifiant, vont se rajouter une indifférence maternelle qui la traite de menteuse et la haine d’un père qui se met à rejeter sa petite princesse devenue à ses yeux une putain et une trainée. S’ensuit une vie peuplée de cauchemars que seul l’abri d’un placard, qu’elle a aménagé avec oreillers et couverture, semblera la protéger. Comment réussir à se (re)construire quand il n’y a personne en qui faire confiance pour partager vos appréhensions, vous rassurer et vous encourager à aller plus loin ? Les tentatives de suicide se succèdent, la toxicomanie survient, les dérives font concurrence à l’instabilité. La bave de l’ogre qui a englouti sa propre enfance la poursuit jusqu’au bonheur d’enfanter qui est submergé par le rejet de donner naissance à un garçon. Cette fuite en avant trouvera un début d’apaisement, quand l’auteure s’engagera dans une formation d’éducatrice spécialisée. L’apport des sciences humaines l’aide alors à décoder le sens de ses passages à l’acte. Deux ans en Centre d’hébergement et de réinsertion sociale et douze ans à l’Aide sociale à l’enfance lui font rencontrer d’autres victimes. « Je suis là, mais je suis morte dedans », lui confie l’une. Le dessin d’une enfant représentant chaque membre de sa famille par un phallus ne laisse aucun doute. Cette maman entourant son enfant assis sur ses genoux, sans que ses bras ne réussisse à toucher le corps du petit garçon, envoie un message explicite. La conviction qui traverse tout le récit est claire : le viol n’est pas une jambe cassée qu’on répare en la plâtrant, mais une plaie infinie, une fracture de l’âme que le temps rafistole tant bien que mal. Stéphanie Dautel ne symbolise-t-elle pas ce croisement des savoirs cher à ATD-quart monde : la connaissance théorique, professionnelle et expérientielle ?

 

Jacques TrémintinLIEN SOCIAL ■ n°1302 ■ 05/10/2021