Le silence de Betharram

ESQUERRE Alain, Éd. Michel Lafon, 2025, 239 p.

Cela fait quarante ans que son esprit vagabondait dans les couloirs de cet antre de la violence que fut Betharram, explique d’emblée l’auteur. Tout comme des centaines d’autres enfants fantômes confrontés aux cauchemars, à la toxicomanie, à la délinquance, à la vie affective déséquilibrée, voire au suicide. Successivement directeur de plusieurs EHPAD et d’un centre régional dédié aux déficients visuels, les violences vécues dans cet internat ont fini par lui exploser à la figure.

Le 10 octobre 2023, il crée un groupe Facebook pour recueillir les témoignages des anciens. Ils ne cesseront pas, arrivant par dizaines, en quelques jours. Son téléphone se mit à sonner en permanence et les demandes d’admission dans le groupe affluèrent. La mémoire traumatique se réveillait enfin. Le corps n’oublie pas, même si le cerveau est capable d’une grande capacité de déni.

Jusque-là, seules les plus dithyrambiques avaient la parole, plus élogieux les uns que les autres sur les méthodes de l’institution. Beaucoup étaient prêts à la défendre, coûte que coûte, rendant hommage à une pédagogie qui les avait sauvés. Ils justifiaient les sévices reçus « parce qu’ils les méritaient », « parce qu’ils en avaient besoin ». Cet internat était leur dernière chance. Peut-être, aussi, parce que passés dans la section lycée, certains d’entre eux s’étaient mis à reproduire sur les plus petits ce qu’ils avaient subi eux-mêmes au collège … Défendre Betharram, c’était se défendre de ce qu’ils avaient commis, eux-mêmes.

Les détails révélés dans ce livre sont ahurissants : bagues, mains, trousseaux de clés servaient à frapper les visages et les corps. De la paire de claques aux passages à tabac dont l’élève ressortait la tête en sang, en passant par les coups de pied dans le ventre, tout était valable pour sanctionner un bavardage, de s’être retourné sans autorisation ou d’avoir échoué à un devoir. Les stations debout, pendant des heures sur le perron en petite tenue et par – 5° étaient la spécialité de la discipline dans les dortoirs…. Et puis, il y eut les agressions sexuelles et les viols dans les bureaux des surveillants ou à l’infirmerie… Il était devenu presque normal de se faire tripoter, à Betharram. Chaque élève se rassurait quand cela tombait sur son voisin.

C’est sûr que ces pratiques étaient particulièrement éducatives ! Alain Esquerre dut apprendre à écouter, sans être écrasé par l’émotion de tous les témoignages qui lui parvenaient. Il lui fallut donner les mots aux victimes, pour qu’elles s’autorisent à formuler ce qu’elles avaient subi. « Je pourrais écrire une anthologie du viol et des agressions de tout type à notre Dame de Betarram » écrit-il (p.75).

Mais, derrière les souvenirs de terreur qui remontaient, commençait à émerger le besoin de faire surgir la vérité au-delà du cercle des victimes qui ne cessait de s’agrandir. Tous ces adultes coincés à l’époque de leur agression avaient besoin d’entendre qu’ils n’avaient rien fait de mal et que ce n’était pas de leur faute. Mais aussi confondre publiquement les coupables. Il fallait accumuler les témoignages écrits sur le formulaire CERFA, en espérant identifier un délit non couvert par la prescription … Le directeur d’alors avait déjà été mis en examen pour viol, le 28 mai 1998. Il avait été écroué. Il en était sorti au bout de deux semaines. Il avait été exfiltré au Vatican où il se suicida le 3 février 2000.

Le 1er février 2024, une enquête préliminaire fut ouverte par le parquet, après un premier dépôt de vingt plaintes. En juillet 2025, elles se montaient à 217, mettant en cause 15 religieux et 4 laïcs. Les agressions s’étaient étendues entre 1957 et 2004.

Le scandale de Betharram en a réveillé bien d’autres, ailleurs en France. Partout, s’est posée la question du silence des témoins, de l’inaction des parents, de la complicité des institutions et des Autorités au premier rang desquelles un premier ministre, alors ministre de l’Education nationale député et Président du Conseil général d’alors, s’empêtrant dans ses mensonges.

Une question centrale surgit : celle des violences éducatives ordinaires qui sont pratiquées encore aujourd’hui par huit parents sur dix. Bien sûr, c’est bien loin des horreurs de Betharram. Mais la meilleure façon de briser à jamais le silence qui a prévalu pendant des décennies, conclut Alain Esquerre c’est de parler à l’enfant avec respect, de prendre le temps de l’écouter et de lui apporter toute l’affection nécessaire, en renonçant aux coups sous quelque forme que ce soit.