Dans l’enfer des tournantes
Samira BELLIL, Denoël, 1992, 282 p.
Derrière un titre un rien aguicheur, on lira ce témoignage d’une très grande force qui nous livre le terrible parcours d’une jeune femme que tout destinait à plonger. Samira naît dans une famille où il est de tradition de faire comprendre la volonté des adultes à coups de taloches et à coups de poing. Son enfance est émaillée des crises d’un père la réveillant en pleine nuit, à coup de pied dans le ventre et la mettant à la porte, l’obligeant à attendre le petit jour à l’extérieur du domicile familial. A l’âge de 13 ans, elle commence à rechercher auprès d’autres jeunes la compréhension, l’amour et la protection qu’elle n’a pas trouvés auprès de ses parents. Mais c’est là ignorer dangereusement la morale qui règne en banlieue : abuser des autres avant que ceux-ci n’abusent de vous. Ce que l’on rencontre, ce sont des rapports de force de domination et la loi du plus fort. Samira tombe amoureuse du caïd du quartier qui va profiter d’elle avant de la livrer à un viol collectif. L’adolescente ne va trouver dans sa quête de réconfort et de soutien qu’indifférence, reproche et culpabilisation. « Tout doucement, explique-t-elle, je meurs par le regard qu’on ne me donne pas. » Ses parents la rejettent, les autres jeunes lui collent une réputation de fille facile, l’avocate d’une association de protection de l’enfance parrainée par une grande actrice lui rétorque qu’à son âge on ne traîne pas dans la rue. Dix ans d’enfer débute au cours desquels elle aura mille occasions de sombrer : « on m’a tout pris : mon insouciance, ma joie de vivre, mon humanité. Il ne me reste plus que des larmes et des pensées morbides pour accompagner chaque instant de ma vie ». Et pourtant, ce qui aurait pu constituer un infernal témoignage de désespoir, apparaît comme un fantastique hymne à l’espérance. Car, Samira a su tirer de sa nature combative la capacité de dépasser une jeunesse qui a basculé dans l’horreur, et reconstruire un avenir positif, même si cela a été long et douloureux. Elle le doit à la rencontre de certains garçons qui l’ont soutenue et lui ont démontré qu’ils n’étaient pas tous des prédateurs. Mais c’est surtout grâce à une thérapeute qui l’aidera cinq années durant à se restaurer. Aujourd’hui, ce livre qu’elle publie l’aide aussi à régler ses comptes avec une enfance massacrée : « puisqu’on n’a jamais voulu m’écouter, on va me lire. Je veux que tous se prennent en pleine gueule ce que j’ai enduré tout au long de ces années de plomb.» Ce témoignage est salutaire pour inverser l’image parfois idéalisée du petit caïd ou du violeur qui passe pour un héros à plaindre, en tant que victime de ceux qui l’ont donné. Mais c’est aussi l’occasion de s’interroger sur la misère affective de certains de ces jeunes qui n’apprennent de la sexualité que ce qu’ils voient dans les films pornographiques. A nous, adultes et éducateurs de savoir comprendre ce que Samira Bellil hurle à sa façon : le besoin d’une génération à être aidée.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°645 ■ 05/12/2002