Quartiers sensibles

Azouz BEGAG et Christian DELORME, Seuil, 1994, 210p.

Le problème des banlieues est un thème "porteur" (comme on dit). Coincé entre le salaire des cadres et les régimes minceur, il fait régulièrement la une des hebdomadaires. Pour vendre du papier, la recette est facile. Vous mélangez le sentiment d'insécurité du citoyen moyen avec quelques épisodes de violence savamment choisis. Vous faites monter l'ensemble avec un zeste de titres alarmistes. Enfin, vous flambez le tout à l'aide de commentaires apocalyptiques appropriés. Et vous obtenez une ambiance de fin de millénaire susceptible de faire trembler le bourgeois et d'alimenter les conversations de comptoir !

Aussi, qu'il est agréable de lire un ouvrage un peu posé et réfléchi sur ce sujet grave. Le petit livre d'Azouz Begag et de Christian Delorme n'apporte pas de solution miracle. Non, c'est juste là un témoignage et un état des lieux qui rappellent un certain nombre de choses essentielles, c'est un essai qui s'interroge sur une société que la violence de ses quartiers défavorisés renvoie à ses propres dysfonctionnements.

Au début, il y v a cette ville qui de tout temps a été un espace d'hétérogénéité où se côtoient les différences et un espace de frottements générateurs de conflits : "La ville est un système dynamique. Soumise à des forces centripètes et centrifuges, elle charme et tue, intègre et désintègre, classe et déclasse, rapproche et éloigne". A cette nature au départ complexe, est venue se rajouter une réalité terrible, celle de 3 millions de personnes parquées dans ce qu'on appelle pudiquement les "grands ensembles". Gigantesque erreur urbanistique des années de croissance, la population qui y vit a subi la crise économique de plein fouet en la vivant dans une exclusion grandissante. Rejetés et stigmatisés, les jeunes de ces quartiers, souvent d'origine immigrée, ont fini par transformer leurs ghettos en territoire autonome de survie, seul lieu où ils pouvaient, avec une relative tranquillité, se trouver à l'abri d'un racisme anti-immigrés et anti-jeunes quotidien. Et c'est la naissance du "caillassage" des bus, seule voie de communication avec la société de "l'autre côté", c'est l'émergence d'une véritable guérilla contre la police qui ne peut plus entrer dans certains quartiers, et c'est la violence qui prend une allure collective, celle des mises à sac de centres commerciaux ou des rodéos... toutes choses qui semblent libérer toute une haine accumulée après des années d'humiliation et d'exclusion. Au sein de tels quartiers, avoir un rôle social est un privilège. La plupart vivent dans la précarité. Beaucoup n'ont plus rien à perdre : ce sont les "rouilleurs" qui ne survivent que grâce à l'économie de la drogue. Une minorité s'intègre, notamment dans des postes (police, gardiens, chauffeurs de bus...) qui permettent de contrôler quelque peu le déferlement de haine.

Dans ce tableau, il subsiste néanmoins une dynamique face à ce délitement, mais l'équilibre est précaire et ne saurait tenir éternellement. Marginalisation et ethno-séparatisme ou intégration, l'enjeu est de taille !

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°286  ■ 15/12/1994