Intervenir auprès des jeunes en errance
CHOBEAUX François, La découverte, 2009, 155 p.
On trouve dans cet ouvrage une somme passionnante de connaissances, synthétisant près de vingt ans de recherche sur la question des jeunes en errance.
François Chobeaux commence par retracer historiquement un phénomène qui est loin d’être récent. Il évoque ainsi le mouvement Wandervögel (« oiseaux migrateurs ») qui prend son essor en Allemagne dans les années 1890, revendiquant la fuite des villes et de sa consommation et de son matérialisme, pour les campagnes. Il rappelle les déplacements de populations aux USA sous l’effet de la terrible crise de 1929. Précurseurs plus récents, les hippies et les routards des années 1960. Quand la mode des travellers anglais des années 1990 traverse la manche, elle envahit très vite les festivals, provoquant. La réaction est double. Certaines municipalités, comme celles de Bourges, font le choix du social, en ouvrant des gymnases d’accueil et en travaillant avec des équipes composées d’animateurs et de travailleurs sociaux s’appuyant sur des chercheurs en sciences humaine et en santé publique. L’autre réaction est sécuritaire, comme à Avignon ou à Lorient : répression policière, arrêtés anti-mendicité… Cette option tend à se répandre, dès lors que des affrontements et bagarres ont lieu aux portes des festivals. L’État social intervient alors en commandant des études et en finançant des expérimentations susceptibles de répondre à ces problématiques. Dans les années 2000, la recherche d’agir adolescent fait place à une quête de stabilisation, de vie de couple, d’enfants. Une nouvelle génération surgit qui adopte des comportements bien plus radicaux. L’errance change de forme, fruit du chômage massif des jeunes issus des bassins d’emploi sinistrés. Les publics qui fréquentent l’errance évolue en permanence.
D’où la difficulté à réussir à les définir. François Chobeaux montre d’abord leur diversité. Ces groupes de jeunes adultes vivant dans de vieux bus réparés ou des véhicules militaires trouvent dans cette existence faite de déplacements aléatoires et imprévisibles, le sentiment de faire ce qu’ils veulent l’on veut, réalisant ainsi un certain idéal adolescent. Insatisfaits de la vie sédentaire, ils sont en quête d’identité collective. On retrouve un pourcentage non négligeable de jeunes ayant été suivis par des services sociaux ou ayant subi de la maltraitance. Ils sont le plus souvent désabusés, amères et désespérés, compensant leur mal-être par un usage parfois très important de substances psycho actives. On n’échappe pas non plus aux manifestations de la maladie mentale, dont on ne sait si elle est la cause ou la conséquence de l’errance. Dans le même temps, une minorité semble active et responsable dans la conduite de leur existence, laissant entrevoir l’émergence d’une alternative dans le choix de vie. L’auteur, tout en mettant en garde contre des classifications indicatives qui ne peuvent jamais être des outils directement opératoires, propose néanmoins quelques outils. Comme la distinction entre ceux qui se cherchent (en quête de ce qu’ils veulent devenir), ceux qui se fuient (bien plus pour tenter d’échapper à ce qu’ils ont vécu jusque là que pour élaborer une solution viable) et enfin ceux qui se perdent (top de souffrance, trop de destruction physique et psychique pour réussir à se protéger et se ressaisir). Autre échelle d’évaluation permettant de mesurer la place de la personne dans son itinéraire: la vie qu’elle mène est soit choisie (recherche d’une voie alternative), soit assumée (adaptation aux contraintes), soit subie (soumission aux évènements venant de l’extérieur). Tous ces critères montrent que si des épisodes particulièrement douloureux de l’existence ont pu être des déclencheurs, on ne saurait pour autant résumer la problématique de l’errance aux seules difficultés psychiques.
Reste à savoir comment agir. François Chobeaux consacre à l’intervention éducative une longue partie de son ouvrage, rappelant en quoi les jeunes errants ne répondent pas aux critères traditionnels des usagers des services de droit commun, notamment en ce qui concerne les discontinuités relationnelles et spatiales auxquelles ils confrontent les intervenants. Pour approcher cette population le plus souvent écorchée vif, rejetante et pourtant compétente comme le montre son aptitude à la survie, il faut du temps. L’accompagnement ne peut se contenter d’attendre une hypothétique demande. Il faut encore se confronter au fonctionnement impulsif, souvent imprévisible et parfois violent d’un public imprégné de méfiance et de dynamique mortifère qui nécessite un bas seuil d’exigence, de la patience et de la persévérance. L’auteur évoque les trois axes de la « normalité » que sont la stabilité de l’habitat, le travail et la formation d’une famille : faut-il chercher à imposer ces normes ou les interroger ? Mieux vaut chercher, en tout cas, la stabilisation à l’insertion. Ce qui met souvent en porte à faux les intervenants de première ligne et les intervenants de droit commun qui ne se comprennent pas toujours. Sans compter la question de la continuité des associations gérant les interventions auprès de ces populations et qui peuvent fonctionner en miroir, notamment en ce qui concerne l’incertitude de la pérennisation de leur action. Un défi à relever à de multiples niveaux.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°991 ■ 28/10/2010