Le peuple des silencieux
Philippe CASPAR, Fleurus, 1994, 215 p.
C'est sur près de 3 000 ans que nous propose de réfléchir Philippe Caspar. Aussi loin que la mémoire humaine puisse porter, le handicap a fait partie du paysage social. Toutefois, les débuts de l'Histoire coïncident plutôt avec une barbarie sans nom. Les brillantes civilisations grecque et romaine n'échappent pas à l'horreur, elles qui ont fait de l'exposition aux bêtes fauves des nouveau-nés malformés plus qu'une coutume : un droit ! Très vite ces enfants ne sont plus seulement destinés à devenir la pitance d'animaux sauvages (mais l'étaient-ils alors bien plus que leurs frères humains pour qui la vie humaine comptait si peu !). Ils vont approvisionner deux circuits parallèles : celui de l'esclavage d'une part et celui de la prostitution, de l'autre. Il faut attendre la fin de l'empire romain pour voir émerger un droit des fous, des débiles et des citoyens handicapés à une protection. Ce n'est qu'au IIe siècle que le paterfamilias perd son droit de vie et de mort sur sa progéniture. Le droit d'exposition est aboli sous pression du christianisme en 374. Cette nouvelle religion généralise le devoir de secours qu'avaient initié les Israélites : sont vivement condamnées la prostitution et l'exposition des enfants, et imposé le respect de la personne handicapée. L'église accroît son influence qui s'étend à tout l'Occident. Elle fera face à la marée de la misère provoquée par les guerres incessantes et les épidémies en réagissant sur deux registres : elle enclenche simultanément un processus d'exclusion (persécution) et de secours (ouverture des premières institutions hospitalières).
Si les médecins de la brillante civilisation arabe contribuent entre le IXe et le Xlle siècle à redéfinir le cadre théorique de la psychiatrie (description clinique mais aussi recherche active des correspondances entre les lésions anatomiques et les perturbations des fonctions), l'Occident chrétien n'est pas en reste. Au XIIe, les penseurs scolastiques libéreront le handicap de toute origine superstitieuse en lui attribuant des causes naturelles. C'est à la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle que l'intérêt s'accroît pour la pédo-psychiatrie avec de nombreux médecins qui innovent en la matière (Pinel, Paracelse, Esquirol, Itard). C'est à cette même époque que naissent les premières expériences de pédagogie spécialisée : école pour enfants sourds créée par l'Abbé de l'Epée en 1760, école pour enfants idiots fondée par Fabret en 1821 ou par Félix Voisin en 1834. C'est la guerre de 1914-1918 qui va provoquer l'émergence de la législation favorable aux handicapés et ce, du fait du nombre impressionnant des estropiés qui en réchappent et forment associations et groupes de pression.
L'Occident a toujours vécu avec difficulté la confrontation avec ses minorités tant religieuses qu'ethniques ou... médicales. Mais c'est tout à son honneur d'avoir réussi jusqu'à présent à rappeler l'inaliénable dignité de tout être humain.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°293 ■ 09/02/1995