Mensonges et faux-semblants

HEME Lisa, Ed. Les 2 Encres, 2012, 118 p.

Le travail d’écriture est potentiellement libérateur. Et cela a double titre. Pour soi-même, tout d’abord, quand il permet de mettre des mots sur un passé lourdement chargé. Pour les autres, ensuite, quand le vécu décrit est à ce point proche de l’expérience de tant d’autres, que beaucoup pourront volontiers s’y retrouver. Lisa Heme aura attendu presque soixante dix ans pour raconter son enfance massacrée. Le style est élégant, la mémoire est étonnamment précise et le récit bien construit. Ce que l’auteur nous raconte, avec une émotion retenue, mais palpable à chaque page, c’est à travers les yeux d’une petite fille qui commence son existence au lendemain de la seconde guerre mondiale. Tout aurait pu et/ou du bien se passer. Et puis, l’insouciance d’une mère qui faillit dans l’attention due à son enfant, l’impuissance d’un père trop vite et trop longtemps écarté, la malveillance d’un beau-père abuseur vont constituer les ingrédients d’un drame qui va broyer le début d’existence pourtant prometteur. Est-ce pour s’en débarrasser ou pour la protéger ? La petite Lisa est envoyée successivement dans trois lieux de placement. Elle y connaît des joies et des peines, y rencontre une bienveillance et une méchanceté qu’elle nous dépeint d’une manière méticuleuse. Elle s’y sent surtout abandonnée. Cela aurait pu continuer ainsi. Mais les adultes du dernier lieu d’accueil font le choix de dénoncer à la justice les agressions subies par l’enfant. Réflexe courant aujourd’hui. Il ne l’était pas alors, l’omerta l’emportant sur la protection de l’enfant. Ce qui comptait pour les proches de Lisa, c’était de n’avoir ni ennuis, ni soucis, l’innocence de la petite fille dut-elle en souffrir. Page après page se dégage de l’ouvrage l’atmosphère d’une période qui pour être révolue n’en partage pas moins bien des points communs avec notre époque contemporaine. On y retrouve des mécanismes connus depuis longtemps qui sont très loin d’avoir disparu : agression sexuelle se déroulant dans le déni de l’entourage proche, dénonciation provoquant la colère familiale non pas tant contre l’agresseur que contre la victime, séparation parentale entraînant la mise à distance de l’un des parents, rejet affectif de l’enfant mal aimé, enfin, mise à l’écart de l’enfant qui gêne la relation du couple reconstitué. Ces mémoires de Lisa Heme sont à la fois poignantes, précieuses et inquiétantes. Poignantes, parce qu’elles témoignent d’évènements dont les terribles effets restent à travers le temps toujours aussi destructeurs. Précieuses, parce qu’elles présentent les ressentis de ce que vit un enfant, ce dont on n’a pas toujours la possibilité de se représenter. Inquiétantes, parce que l’on se rend compte en le refermant ce livre, que rien n’a vraiment changé depuis tant d’années.

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1105 ■ 16/05/2013