La création du monde par le tout-petit

Maurice RINGLER, L'Harmattan, 1993, 176p.

Nous voilà entraînés dans une aventure extraordinaire que nous vivons pour la première fois de "l'autre côté" : la naissance et les premiers mois de la vie du nourrisson. Tout commence par l'extase   océanique   dans   laquelle   flotte l'embryon dans un état de non-conscience. Il n'existe en fait que dans la limite des battements de son cœur, Au bout de 9 mois, tout se met à s'agiter avec violence : c'est un gigantesque tourbillon qui l'aspire inexorablement vers son centre de gravité. Bientôt, les effroyables tensions et pressions, décharges et coups s'estompent, laissant place à une impression infinie de soulagement et de jouissance. Mais, ce bien-être est très vite relayé par un sentiment de terreur de sentir le vide du corps de sa mère.

La première acquisition du nouveau-né, c'est le réflexe d'inspiration/expiration qui prolonge les battements de son cœur. Ce souffle constitue le premier embryon d'individualité : en ralentissant, puis en accélérant sa respiration, en la stoppant et la reprenant à volonté, le bébé inaugure ses premiers gestes volontaires développant ainsi un début de conscience. La deuxième grande étape sera celle de la déglutition. Le bébé va très vite apprendre la notion de succession alternée et la possibilité d'articuler 2 mouvements en une seule activité : l'arrêt de la respiration ne le fera alors plus suffoquer tout en le remplissant de cette substance qui calme sa faim. Entre deux tétées, ce vide oppressant qui lui tenaille le ventre revient régulièrement. Pour tromper sa faim, le bébé se concentre sur ses mouvements d'ingestion et de respiration : c'est ainsi qu'il découvre sa langue contre sa bouche. Mais, celle-ci ne forme pas la totalité de son être. Il en a l'intuition. Il ressent une impression de toucher sur de vastes territoires bien au-delà de cette langue.

L'angoisse de dispersion monte dans sa conscience. Mais, progressivement, il va apprendre à sentir de façon plus souple et plus calme sans se défendre systématiquement face à toute nouvelle sensation. Ce sont ses mains dont il va réaliser ensuite qu'elles font partie intégrante de son être. Puis, cette expiration qu'il peut moduler sous la forme d'un cri, il apprend à la varier selon le résultat obtenu : parfois la tétée survient très vite, parfois, il s'étouffe dans sa colère (et s'épuise, n'ayant même plus la force pour déglutir quand enfin arrive le sein ou le biberon).

C'est la découverte de sa vision qui lui permet de se rassurer sur son intégrité. La voix enfin, lui fait prendre conscience de la multiplicité des sources sonores : il n'est donc pas seul.

Ce livre représente un exercice risqué, osé mais passionnant. Risqué d'abord, car tous les spécialistes vont se précipiter pour contester tel ou tel détail. Osé ensuite, car se mettre à une telle place relève malgré tout de la science-fiction. Mais passionnant enfin, car écrit avec humour et dans un style superbe, l'ouvrage propose une projection fascinante dont on n'arrive à se sortir que longtemps après avoir tourné la dernière page.

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°305 ■ 04/05/1995