L’ère de l’individu tyran. La fin du monde commun
SADIN Éric, Éd. Grasset/Livre de poche, 2022, 360 p.
Et si le pacte commun se fissurait, sous les coups de boutoir d’une primauté systématique de soi l’emportant sur l’ordre commun ? Telle est l’argumentation d’Éric Sadin dans un livre implacable et saisissant.
Si l’auteur reconnaît la pleine légitimité des individus à se libérer de leur joug, il constate combien cet affranchissement se mue en quête effrénée de la singularisation de soi. Reprenant la chronologie historique du triomphe de l’individualisme libéral, il analyse méticuleusement ses mutations récentes à travers le développement d’une technologie toujours plus innovante.
Bien sûr, l’irruption d’internet a permis un accès illimité à la curiosité, à une infinité de biens culturels, à une information immédiate. Mais son effet pervers est bien cette illusion d’être doté d’attributs supérieurs et d’un surcroît de pouvoir.
Le web 2.0 a franchi un cran supplémentaire : permettre de s’adresser au monde entier instantanément. Il est dorénavant possible non seulement de savoir ce qui peut se passer dans le moindre coin reculé du monde, mais aussi de donner son sentiment et d’exprimer son opinion ; de se mobiliser et de dénoncer ; d’accorder sa confiance et de la retirer. Il suffit de quelques clics. Résultat : un sentiment de toute-puissance qui s’exacerbe au fur et à mesure que la conviction de maîtrise se déploie.
Puis survinrent les réseaux sociaux qui incitèrent l’individu à témoigner de lui-même et à donner un avis bientôt élevé au rang de vérité suprême et seule source normative de référence.
Facebook cultiva son succès grâce à son économie de « like » : en donner fut la contrepartie pour en recevoir, expression d’un besoin pulsionnel de se faire valoir. La satisfaction fugace d’une distinction de soi poussa à une réitération comparable à un shoot d’héroïne.
Twitter, de son côté, renforça la tentation d’exposer ses états d’âme, ses réactions et ses émotions. La contrainte d’une formulation concise abolissant la nuance et l’argumentation au profit de l’assertivité et de l’expression, chaque interlocuteur se soucia alors de faire prévaloir son point-de-vue dans le mépris de celle des autres. Triompha la prolifération de discours stériles.
Instagram encouragea à l’élaboration d’un argumentaire susceptible de forger et d’entretenir une réputation avec pour enjeu d’en tirer profit. Occasion pour le libéralisme de soi d’œuvrer à la marchandisation de tous les pans de sa vie et pour chacun(e) de cultiver l’outrecuidance de soi livrée sur la place publique.
La mode des selfies et l’exposition de sa vie privée sur les réseaux signa l’abolition de la retenue, de la pudeur et de la discrétion. Le ravissement de l’exposition de sa personne se transforma très vite en une représentation de la boursouflure de soi. La reconnaissance de ses limites et la perception d’autrui, comme pouvant compléter sa propre personne, disparut derrière l’auto-suffisance de soi.
Il ne s’agit plus de se revendiquer comme être libre et en capacité d’agir au sein d’un ensemble commun, mais de s’en remettre à ses propres forces. L’isolement collectif submerge l’interdépendance. Soit l’autre est un ami qui me conforte dans mes convictions, soit il est un ennemi parce qu’il contredit mes certitudes. Chacun(e) est de plus en plus enfermé(e) dans un bloc étanche et imperméable à tout apport de l’extérieur. Son propre désir représente la quintessence la plus authentique de soi-même. Ce qui relève du général est désormais considéré comme abusif, au profit d’une parcellisation croissante.
Quand les enceintes connectées se répandirent, elles signèrent la mort du désir vécu comme un manque, carence qu’il fallait satisfaire et combler par la parfaite adéquation de la réponse à la demande. La jouissance de voir des processeurs réagir en temps réel à la moindre commande prit le pas sur une sociabilité fondée sur les échanges inopinés, les découvertes aléatoires et les apports mutuels.
Un halo isolant la personne de tout ce qui était inapproprié renforcé par des algorithmes se mit à privilégier ce qu’elle avait envie de penser, croire et apprendre. Avec comme résultats une estime de soi qui n’est plus nourrie par l’expression de gestes de valeur, mais par l’exhibition.
Le totalitarisme de la multitude veut imposer une société conforme à ses désirs, alors que le seul impératif qui vaille est d’instituer la tension la plus équitable et harmonieuse entre chaque être et l’ordre collectif.